La deuxième réunion des ministres en charge des affaires religieuses et de culte des pays du G5 Sahel, tenue à Ouagadougou du 26 au 27 avril, a invité encore au débat une question délicate mais cruciale : quel rôle le fait religieux joue-t-il dans la radicalisation et l’extrémisme violent au Burkina Faso et dans la région du Sahel ouest-africain en général ? Si la religion peut être à l’origine de conflit, de division, et hélas de violence extrémiste, fratricide, mais peut aussi inspirer des efforts louables de réconciliation et de promotion de la paix dans le monde, quelles implications cela a-t-il pour les leaders religieux et politiques et pour le simple croyant ? Pour avoir réfléchi et écrit plus longuement ailleurs sur la question, je souhaiterais proposer ici quelques éléments pour contribuer à enrichir le débat.

L’extrémisme violent d’inspiration religieuse : une perspective historique

De prime abord, il faut remarquer que, certes, la pauvreté, le chômage, le manque d’opportunités économiques, la corruption et la mauvaise gouvernance peuvent constituer un terreau fertile pour la radicalisation et l’extrémisme violent. Cependant, ces facteurs structurels ne suffisent pas à expliquer pourquoi certaines personnes — et pas d’autres vivant dans les mêmes conditions structurelles — s’engagent dans une violence extrémiste motivée par des croyances religieuses. Il faut donc convenir que la violence extrémiste d’inspiration religieuse émane aussi, entre autres, de l’interprétation littérale, fondamentaliste que certaines personnes font des textes sacrés, de leurs traditions religieuses, ou de l’histoire, tout autant que de l’intolérance que cela suscite envers tous ceux qui ne partagent pas cette interprétation au sein ou en dehors de leurs communautés religieuses. Dans cette perspective, la violence extrémiste d’inspiration religieuse est aussi vieille que la prétention exclusiviste et universaliste des diverses religions à une vérité universelle, valide pour tous.

L’historien américain Paul Lovejoy, dans Jihad in West Africa in the Age of Revolutions, livre paru en 2017, a montré que les mouvements “jihadistes” que l’Afrique connaît aujourd’hui ne sont pas seulement des extensions ou des copies de Daech (Etat Islamique) ou d’Al Qaeda. En Afrique de l’ouest, il y a eu dans l’histoire des mouvements de Jihad datant du XVIIe siècle mais avec une orientation différente. Ces mouvements visaient principalement, selon l’historien, avec le soutien de puissantes confréries telles que Qadiriyya et Tijaniyya, à reformer la vie des Musulmans et la façon de gouverner en vue de bâtir une nouvelle société basée sur une vision “islamique” du monde. Au XIXe siècle par exemple, un mouvement de Jihad mené par Ousmane Dan Fodio au Nord du Nigeria a cherché à établir un islam pur, édulcoré de l’influence considérée corruptive des chefs haoussas, et a réussi à imposer l’islam comme religion dominante dans cette région. Ceci n’est pas sans rappeler l’ardeur de Mohammed Youssouf, fondamentaliste Wahhabite et fondateur de Boko Haram, qui, comme son maître, le prédicateur radical Mohammed Marwa dans les années 1970, condamnait l’éducation occidentale comme corruptrice et voulait instaurer un ordre social régi par la Sharia.

Sur les cadavres des assaillants du 2 mars 2018 à Ouagadougou, il a été retrouvé des bandeaux où on pouvait lire la Shahada, la profession de foi musulmane, en arabe. L’attaque a été revendiquée par le Groupe pour le Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM), une coalition de mouvements armés “Jihadistes” dirigée par Iyad Ag Ghaly. D’autres « jihadistes » auraient crié Allah Kubar (Allah est grand) au moment où ils ouvraient le feu sur des innocents dans des restaurants ou des hôtels. Al Qaeda et Daech ainsi que leurs filiales ouest-africaines (AQMI, Ansar Dine, Etat Islamique au Grand Sahara…) qui ont commandité des attaques au Burkina, prétendent mener une guerre sainte et juste qu’ils considèrent comme « Jihad » contre des mécréants et des infidèles. Leur agenda, que ce soit au niveau international ou local, semble clair : établir un califat, un État islamique qui sera régi par la Sharia, la loi islamique telle qu’ils l’interprètent et voudraient la voir appliquée. Ansarul Islam et d’autres groupes “Jihadistes” se sont donné pour mission d’enseigner, et faire enseigner, l’islam et ses bonnes pratiques, y compris dans les écoles du Sahel qu’ils ont attaquées et auxquelles ils ont voulu imposer l’enseignement de l’Arabe, du Coran et le port du voile islamique.

Tous ces faits ont donné à penser qu’il y aurait un lien entre le terrorisme d’inspiration salafiste jihadiste et l’islam au point que certains en sont venus à conclure que l’islam est une religion qui prône la violence. Une telle opinion a nourri une certaine islamophobie et de la méfiance envers les musulmans surtout dans certains pays occidentaux. Mais, en fait, l’islam, tout comme le christianisme, le judaïsme, l’hindouisme, le bouddhisme et d’autres religions, a inspiré, et peut inspirer la violence meurtrière aussi bien que de nobles efforts de réconciliation et de construction de la paix.

Nous avons peu d’espace pour le faire ici, mais un survol rapide des principales religions du monde montre que des acteurs religieux ont tendance, face à la menace d’extinction de leur religion ou à l’opportunité de la propager, d’interpréter les textes fondamentaux pour s’accommoder aux circonstances changeantes en sanctionnant l’usage de la violence en vue de sécuriser des intérêts sectaires.

Tendances à politiser la religion et légitimer religieusement la violence

Dans chaque tradition religieuse, l’on peut trouver assez d’ambiguïté dans ses textes et récits fondateurs pour justifier la tuerie pour la gloire de Dieu. En ce sens, les religions et leurs textes sacrés, en fonction de l’interprétation et de l’usage qu’on en fait, sont des couteaux à double tranchant. C’est ce que l’historien américain Scott Appleby a appelé “l’ambivalence du sacré.” Un coup d’œil sur l’histoire et l’actualité le montre aisément.

Dans le judaïsme, à côté des passages et des traditions pacifistes qui enseignent le pardon, l’amour, l’hospitalité et la charité envers l’étranger, l’image du Dieu guerrier qui combat pour Israël, le peuple élu de Yahweh, contre des peuples païens dans la Bible juive, a été parfois interprétée de manière à inspirer et justifier la violence. Au temps de Jésus, dans le Nouveau Testament, les Zélotes et les sicaires croyaient mener une guerre juste et sainte contre le colonisateur et occupant romain et attendaient un Messie guerrier qui les aiderait dans ce sens. Mais Jésus se présentera autrement et appellera à la non-violence, à l’amour et au pardon de l’ennemi tant dans son style de vie que dans son enseignement, surtout dans le Sermon sur la Montagne.

Dans le christianisme, différentes interprétations de passages bibliques ont donné lieu à différentes attitudes des chrétiens et des théologiens envers la violence, attitude pacifiste de rejet de la violence sans exception, ou au contraire attitude d’acceptation de l’usage de la force dans certaines situations suivant les arguments présentés dans la doctrine de la guerre juste par des théologiens comme St Augustin et St Thomas d’Aquin.

L’histoire du Christianisme recèle aussi des cas d’extrémisme violent et d’intolérance religieuse. Après avoir eux-mêmes été persécutés par les Juifs qui les considéraient comme hérétiques au premier siècle, les Chrétiens sont devenus eux-mêmes persécuteurs pour d’autres chrétiens accusés d’hérésie. Ainsi au Moyen-âge, des inquisiteurs ont arrêté, emprisonné et brûlé vives des personnes dont le seul crime était de ne pas confesser exactement la même foi que ce qui était officiellement enseigné. En plus de l’Inquisition, des chrétiens ont été poussé, au nom de leur foi souvent par la hiérarchie de l’Eglise, à la violence guerrière contre d’autres croyants, des Musulmans, pendant les Croisades. De nos jours, le conflit entre Israéliens et Palestiniens qui résiste jusque là à toute tentative de résolution est motivé par des croyances religieuses qui trouvent leur origine dans la Bible juive et dans le Coran. En effet, les Juifs et les Arabes croient chacun que la terre pour laquelle ils se battent est sainte, car promise et donnée par Dieu à leurs ancêtres et à eux, et ils se croient investis d’une mission divine de la reconquérir.

Le salafisme jihadiste : un danger pour la paix et la sécurité internationales

Pour revenir à l’extrémisme violent d’inspiration salafo-jihadiste, elle n’est pas sans lien avec certaines croyances inspirées par des textes sacrés de l’Islam que les fondateurs et leaders de mouvements jihadistes ainsi que leurs militants et sympathisants interprètent littéralement ou utilisent à des fins politiques. Prenons par exemple le concept de Jihad, concept fondamental qui a d’abord un sens spirituel dans le Coran en tant qu’invitation faite au fidèle musulman de s’efforcer en luttant contre soi-même et ses mauvaises tendances pour se soumettre à Allah et avancer sur la voie de la perfection. Au lieu de cette interprétation spirituelle qui invite au “Jihad du coeur”, les mouvements armés dits “jihadistes” privilégient “le Jihad de l’épée”, interprétation militaire du Jihad comme combat contre les infidèles et comme un appel divin pour protéger la Umma, la communauté musulmane, assiégée. A titre d’illustration, en 2006, Oussama Ben Laden lançait cet appel aux Musulmans du monde entier : “C’est un devoir pour la Umma avec toutes ses catégories, hommes, femmes et jeunes, de se donner eux-mêmes, leur argent, leurs expériences et tous types de soutien matériel. (…) Le Jihad aujourd’hui est un impératif pour chaque musulman. La Umma commettrait un péché s’il ne fournissait pas un soutien adéquat pour le Jihad.”

Ainsi interprété, le Jihad devient une obligation religieuse et celui qui l’accomplit est convaincu de faire la volonté d’Allah et attend en retour une récompense divine, le paradis et ses délices. Au nom du Jihad et de la Sharia, interprétés littéralement de façon rigide, toutes les atrocités et tous les crimes sont alors autorisés et ne sont sujets à aucune sanction humaine, qu’elle soit morale ou légale. Cet usage des textes et symboles religieux pour recruter et mobiliser les gens à des fins politiques n’est possible sans la mauvaise foi, l’ignorance, et la connaissance insuffisante des adeptes par rappel à l’islam, à ses enseignements et à ses exigences. Il n’est donc pas étonnant qu’une étude du Programme des Nations Unies pour le Développement sur les facteurs d’extrémisme violent en Afrique aient découvert que plus de la moitié des interviewés, plus précisément 57%, admettaient comprendre peu ou rien des textes religieux ou des interprétations et ne pas lire du tout les textes religieux”.

Les religions : une source d’inspiration pour la paix

Cependant, au lieu de diviser et d’opposer les hommes dans des conflits sanglants, les enseignements des religions du monde ont bien souvent, par leurs enseignements, inspiré des individus, des communautés et des institutions des actions en faveur du dialogue, de la paix, de la réconciliation, de la solidarité et du partage entre croyants, entre peuples, entre groupes en conflit. Les exemples pour le montrer sont légion : dans les traditions hindouiste et bouddhiste, on peut citer Gandhi et le Dalaï Lama ; dans la tradition chrétienne, nous avons Martin Luther King, le Pape Jean Paul II, Mère Theresa de Calcutta, la communauté Sant’Egidio, le Catholic Relief Services, organisation caritative de l’Eglise catholique des Etats-Unis, et Nelson Mandela en Afrique du Sud ; et enfin, dans la tradition islamique, des imams et autres leaders musulmans comme Cheick Moaz au Burkina Faso, des organisations et associations musulmanes telles que Islamic Relief Worldwide, l’Alliance Musulmane Américaine ou le Centre pour l’Etude de l’Islam et de la Démocratie. L’action pacificatrice de ces hommes, de ces femmes et de ces institutions inspirée par les enseignements de leurs traditions religieuses est la preuve que la religion n’est pas nécessairement source de conflit et de division qu’il faut bouter hors de la sphère politique comme plaident certains théoriciens libéraux mais que la religion est le plus souvent une source d’inspiration qui donne des ressources pour faire la paix entre les hommes.

Ainsi ce n’est pas la religion en elle-même qui est la première cause de l’extrémisme violent. Plutôt, c’est la mauvaise compréhension que les gens ont de certains textes et enseignements religieux, l’interprétation erronée et le mauvais usage qu’ils en font, du fait du manque d’éducation ou de la faiblesse de l’éducation religieuse qu’ils ont reçue, ainsi que certaines situations injustes et révoltantes qu’ils ont vécues dans un contexte de privation relative, qui les poussent à la radicalisation, à l’enrôlement dans des groupes extrémistes violents, et finalement à la violence extrémiste. Sur ce point, M. Thierno A. Diallo, le ministre malien en charge des affaires religieuses et du culte, a juste quand, dans le cadre de la 2e réunion des ministres en charge des affaires religieuses et du culte du G5 Sahel, il faisait la remarque suivante : « Iyad Aghali, Amadou Koufa, Malam Dicko… qui sont-ils ces grands prédicateurs négatifs ? Certainement pas des militaires. Si des religieux tiennent un discours qui nous empêche d’être dans la paix souhaitée et que le champ militaire a montré ses limites, il faut que nous comprenions que la source du problème est religieuse et que la solution ne doit pas être trouvée sans une composante religieuse. (…) Il est temps de sortir de la laïcité béate » et « intégrer l’enseignement religieux dans nos écoles pour que nos enfants puissent savoir ce qu’est une sourate, un verset, un livre saint, qui est tel ou tel prophète ».

Bref, même si tous n’adhèrent pas aux groupes dits jihadistes pour des motifs religieux, il convient d’admettre que l’ignorance, l’éducation religieuse insuffisante et dévoyée, et la politisation de certains mouvements et messages religieux exposent nos sociétés à des risques élevés de manipulation et d’endoctrinement par des prédicateurs et leaders extrémistes qui peuvent aisément conduire à la radicalisation et à la violence extrémiste.

Ainsi, il faut le répéter, la guerre déclarée par la communauté internationale, le Burkina et les pays africains n’est pas une guerre contre l’islam ni contre le monde musulman, mais une guerre contre un réseau criminel transnational qui utilise l’islam comme prétexte, comme moyen de légitimation, et comme instrument de mobilisation. Partant, la guerre anti-terroriste ne relève pas d’un certain “clash de civilisations”, en l’occurrence entre la civilisation arabo-musulmane et la civilisation occidentalo-chrétienne, comme l’avait prédit le politologue Samuel Huntington. En effet, le monde musulman non seulement, n’est pas une entité unique et homogène ; mais aussi, les dix pays les plus affectés par le terrorisme “jihadiste” — Irak, Afghanistan, Nigéria, Syrie, Pakistan, Yémen, Somalie, Inde, Turquie, et Libye — sont des pays majoritairement musulmans (Global Terrorism Index 2017, p. 21), ce qui explique qu’un grand nombre de musulmans, individuellement et collectivement, dénoncent et combattent le terrorisme comme quelque chose d’étranger, voire contraire, à l’islam.

En somme, la guerre contre le terrorisme « jihadiste », est une guerre asymétrique, complexe qui ne sera pas seulement gagnée sur le front militaire. La victoire impliquera que tous, à commencer par les leaders religieux et politiques, comprennent la nature et les enjeux de l’extrémisme violent d’inspiration religieuse ; qu’ils prennent des mesures fortes pour circonscrire, dans le respect des libertés fondamentales, le risque que des textes sacrés soient interprétés ou enseignés de façon tendancieuse pour soutenir une cause politique ou économique ; et qu’enfin une éducation religieuse adéquate, régulée, accompagnée d’une culture d’esprit critique soit fournie dans les écoles et les médias pour permettre à chaque citoyen de puiser dans les valeurs et ressources de sa tradition religieuse pour contribuer à l’éducation d’une nation démocratique, laïque et prospère.

M. BERE

Fulbright Fellow

Kroc School of Peace Studies

University of San Diego, CA, USA.

Source: LeFaso.net