Lazare Ki-Zerbo est docteur en philosophie. Il a enseigné à l’Université de Ouagadougou à la fin des années 90 et poursuit aujourd’hui sa carrière en Guyane. Il a également occupé le poste de chargé de mission à la Francophonie. Membre du Mouvement des intellectuels du Burkina Faso et du Centre d’études pour le développement africain (CEDA), le fils de l’historien burkinabè Joseph Ki-Zerbo fait partie des fondateurs du Centre international Joseph Ki-Zerbo pour l’Afrique et sa Diaspora- N’an lara an sara (CIJKAD-NLAS) et de Dialogue sans Frontières. Il a aussi été conseiller du président de la Conférence mondiale des humanités organisée par l’UNESCO et auteur sur le panafricanisme. Dans cet entretien qu’il a accordé à Lefaso.net, il aborde divers sujets d’actualité, notamment la crise sécuritaire au Burkina et dans le Sahel, la réconciliation nationale, le panafricanisme….

Lefaso.net : Quel diagnostic faites-vous de la situation au Sahel et au Burkina Faso depuis que le pays est confronté au djihadisme ?

Lazare Ki-Zerbo : Tout d’abord, pourquoi donc le Sahel s’est-il embrasé ? Voilà la question qu’il faut poser quand on voit les millions de déplacés, les milliers de victimes… Le facteur déclencheur, l’allumette qui a enflammé une nappe, déjà inflammable, que la malgouvernance a laissé s’infiltrer, c’est la destruction de la Lybie par l’OTAN en 2011. Et, tenez-vous bien, on peut parcourir le Rapport du G5 et de l’African security sector network sur l’Analyse des causes profondes des violences et conflits communautaires dans l’espace du G5/Sahel (mai 2021), sans trouver une seule fois le nom de Kadhafi.

Pourtant, l’Union africaine, avec Jean Ping, avait entamé un processus de médiation. L’ONU, ce n’est pas l’Atlantique nord que je sache, pourquoi a-t-elle couvert cette opération ? Regardez l’état d’effondrement aggravé de la Lybie aujourd’hui comparé à la situation antérieure, très autoritaire et brutale certes, mais celle d’un Etat souverain où les citoyens n’étaient pas soumis au chaos actuel. Maintenant, pour n’avoir pas écouté Kwame N’Krumah et bien d’autres, nos Etats ont progressivement perdu l’embryon de souveraineté qui leur fut concédé en 1960, si bien que c’est difficile, mais guère impossible, pour les armées nationales dans leur situation actuelle de protéger le territoire et l’ensemble des citoyens.

Je voudrais contester la notion de « djihadisme ». Je n’y crois pas. Ou en tout cas il n’est pas le fait de nos compatriotes musulmans, loin de là. Dans toute la bande sahélienne, il est établi que les communautés de confession musulmane sont les premières victimes de ce que vous appelez « djihadisme ». Ce n’est pas cohérent. La brutalisation extrême, aveugle, qui nous déstabilise aujourd’hui ne correspond pas à cette soumission de croyants à la Transcendance divine, que représente l’Islam.

Quels sont, selon vous, les raisons qui expliquent cette faillite de nos Etats, surtout sur le plan sécuritaire ?

Nous payons le refus d’entendre Kwame N’Krumah qui, le 24 mai 1963 à Addis Abeba, demandait : « Que recherchons-nous ? Une organisation d’Etats formulant des résolutions comme l’ONU ? Une organisation intergouvernementale ? Ou un gouvernement de l’union continentale basé à Bangui ou Leopoldville ? » Nous payons l’acceptation de règles du jeu qui nous maintiennent dans l’insignifiance et la mendicité et donc qui ne tolèrent la réussite qu’au niveau individuel et non pas sur la base de notre capacité collective, pour une libération structurelle.

C’est cette marche à pas forcés qui explique que les dirigeants de la CEDEAO aient osé brutalisé eux-aussi le Mali, en le soumettant à une féroce fermeture des frontières, au lieu de voler à son secours. Au lieu d’abandonner nos souverainetés embryonnaires à une entité supranationale plus forte, nous l’avons fait à d’autres forces, généralement les anciennes puissances coloniales. Heureusement il y a un sursaut patriotique qui traverse différentes couches sociales et générations, mais la bataille n’est pas gagnée.

La flambée de la violence a entraîné une instabilité politique avec deux coups d’Etat en huit mois au Burkina. Quel regard jetez-vous sur cette situation ?

Dans sa configuration actuelle, il semble bien que notre armée a été façonnée par et pour le régime autoritaire et répressif de la quatrième République (1987-2014). La culture de prédation n’a malheureusement pas cessé après l’insurrection. Certains acquis découlant de la vision progressiste du CNR, malgré de graves fautes, ont été liquidés. Je veux parler notamment de la logique de défense populaire, de la mise sur pied d’une défense aérienne digne de ce nom.

Le contrôle présidentiel et gouvernemental de l’armée ne pouvait pas non plus s’opérer par un coup de baguette magique, si bien que la restructuration afin d’arriver à une armée républicaine, même pas patriotique, était balbutiante. Ainsi, les attaques terroristes sont arrivées vraiment au moment où le pays se trouve dans la longue transition post-Compaoré, avec un bloc hégémonique tentaculaire, financièrement immensément riche et toujours prédateur.

C’est pourquoi les différents changements peuvent être considérés comme le reflet de cette dynamique antagoniste, qui affecte aussi l’armée. Est-ce que les appels à la cohésion peuvent créer un socle patriotique pour surmonter la fracture que je viens d’évoquer ? D’autant plus que cette situation de division est surdéterminée par une fracture de classe et la rivalité entre les puissances mondiales, dont l’attitude scélérate de la CEDEAO à l’égard du Mali est l’écho.

Cette situation politique instable n’est-elle pas de nature à compromettre la lutte contre l’insécurité ?

Tout à fait. Il faut un vrai front patriotique d’airain pour sortir de cette mauvaise passe, source d’une tragédie nationale inédite, partagée avec le Mali voisin. Le monde lui-même est dans une passe dangereuse. La situation sur le continent européen y rebat les cartes de l’ordre établi depuis 1945, avec la renégociation du compromis initial, survenue après 1989 suite à la chute du Mur de Berlin. Pour moi, c’est une erreur tragique pour l’Europe de suivre aveuglement l’OTAN, alors que les grands conflits transnationaux ne font que la détruire depuis des siècles.

Pourquoi des Slaves s’entredéchirent-ils donc ? Le réalisme commanderait de faire la paix en Europe et de ne pas y accepter de nouveau la guerre. Là-bas, comme ici, c’est le non-alignement qui serait la solution pour une vraie coexistence pacifique dans le monde, comme l’ont vu les visionnaires de la conférence de Bandung, en Indonésie (1955). Ici, chez nous, cela signifie soumettre le jeu politique à un encadrement strict, pour éviter les dérives qui nous ont conduit à la grande fragilité actuelle de l’Etat.

La situation sécuritaire exacerbe les tensions intercommunautaires. Quel est votre regard sur cette question ?

Disons que le socle civique et patriotique a été négligé et a occupé une place trop marginale dans la construction nationale. Les classes dirigeantes et l’Etat n’ont pas fait grand-chose pour promouvoir l’interculturalité, quand on sait bien que la diversité culturelle s’accompagne aussi de modes de vie hétérogènes et parfois antagonistes.

En 1994, quelques mois après le génocide au Rwanda finalement, j’avais eu connaissance dans le cadre de mes activités avec le programme « Villes moyennes » de la coopération suisse, des analyses consacrées par Pierre-Joseph Laurent à la question « Stabilité politique, ethnicité et dimensions socio-économiques de la gouvernementalité locale », et j’étais déjà un partisan de la régionalisation et du fédéralisme. Le sociologue Mafing Kondé, peu connu du grand public, avait consacré ses travaux à la régionalisation.

Je pense donc que si amplification de tensions communautaires il y a, elle pourrait être liée au refus ancien de l’aménagement du territoire. Cependant, c’est surtout une brutalisation aveugle et criminelle des segments non combattants, civils non armés, qui représente aujourd’hui la plus grande menace. Il faut donc constitutionnaliser la paix ou l’équité territoriale dans les politiques publiques, pour éviter l’aggravation des tendances centrifuges naissantes. Mais il ne faut pas que nos peurs se transforment en prophétie auto-réalisatrice.

Parmi les arguments souvent avancés pour justifier les violences en cours, il y a celle qui consiste à dire que toutes les richesses du pays ne profitent qu’à la capitale où tous les pouvoirs sont concentrés. Êtes-vous d’avis ?

Le poids exorbitant de Ouagadougou n’est pas une bonne chose. Il y a longtemps qu’on en parle. Mais dans la capitale, il y a des quartiers huppés mais aussi les quartiers populaires par exemple. Notre or ne passe peut-être même pas par la capitale… La prédation foncière se fait en dehors de la capitale.

Bref, ce que je veux dire, c’est que l’Etat est à refonder dans sa globalité : l’asseoir sur son assise territoriale complète avec une péréquation équitable, optimale même, entre le local et le national. Des grandes agglomérations avec un réseau de villes moyennes et des communes rurales, c’est une architecture possible dans une dynamique participative de redressement de la nation.

Des voix s’élèvent pour appeler à une réconciliation nationale…Pour vous, que faut-il mettre dans ce terme ?

En tout cas pas l’amnésie. Pas non plus un grand forum budgétivore au sommet, alors que nous avons ces millions de déplacés ! Nous avons surtout besoin de leur permettre de regagner leurs foyers. Nous avons besoin de justice, de lutte contre l’impunité et la corruption. Des drames comme Yirgou, Solhan, de graves crimes économiques, ne peuvent pas être laissés impunis. Au fond, je crois plus à des politiques publiques réparatrices de redressement qu’à un forum ponctuel.

Les gens qui ont fait du tort à telle ou famille biologique ou politique pourraient dans ce contexte, avouer leur faute et demander pardon en toute transparence. La classe politique ne pèse pas plus que la nation. Nous ne sommes pas comme en 1994, dans une situation post-conflit du type de l’Afrique du Sud post-apartheid, ou du Rwanda post-génocide. Nous devons plutôt réactiver notre culture civique (1966, 1983, 2014) et nos valeurs endogènes de travail et de bon voisinage.

Toutes ces violences terroristes ou intercommunautaires vont nécessairement poser à la longue un problème de réconciliation entre fils du Faso. Comment entrevoyez-vous cela et que préconisez-vous ?

Dans les camps de déplacés, dans les familles endeuillées vous pensez que la souffrance a une connotation ethnique ? Si c’est le cas ce serait parce que la figure diabolisée d’un « bouc émissaire » permet de supporter la douleur. Un transfert mental bien connu en sciences humaines : nommer l’ennemi en nommant telle ethnie, alors que l’ennemi c’est l’incapacité d’un Etat à protéger, à se hisser au niveau des défis qui sont ceux de l’Afrique du 21e siècle : l’unité politique ; l’industrialisation, l’écologie, la réconciliation avec les femmes. En d’autres termes l’incapacité à imaginer un nouveau récit national, inclusif. C’est dès maintenant qu’il faut endiguer le délitement du socle civique, fragile, qui unit la nation. L’espace public doit être le lieu d’une mobilisation patriotique basée sur une éducation massive sur les nationalités qui composent le pays.

L’apprentissage des langues nationales, des groupes de parole de jeunes, doivent être suscités pour qu’une méfiance réciproque ne se cristallise pas. Les programmes de la TNB doivent changer, l’Institut des peuples noirs réhabilité pour contribuer à cette éducation citoyenne en langue nationale. Je reste convaincu que le mal n’est pas assez profond pour être irréversible, et j’espère ne pas me tromper.

Il y a aussi une montée d’une certaine forme d’intolérance, avec à la clé des menaces de mort contre des journalistes, le dernier incident en date étant contre Newton Ahmed Barry. Jusqu’à quel point faut-il s’en inquiéter ?

Ce sont des menaces à prendre au sérieux, et je les condamne avec la dernière énergie. Le Burkina Faso est un pays de luttes démocratiques, attaché aux droits humains et le populisme ne doit pas prospérer. On ne peut pas aller vers un « populisme de gouvernement » où les réseaux sociaux remplacent le peuple organisé avec nos braves syndicats, le Front patriotique, les associations représentatives et les partis de manière générale.

Grosso-modo, quels sont les obstacles à la réconciliation au Burkina Faso ?

Le délitement actuel du socle civique, patiemment construit, n’est pas un contexte favorable. Une fois la paix revenue, il faudra libérer la parole. Il faut que les veuves et les orphelins, toutes les victimes de la violence politique soient entendus et puissent entendre des aveux, suivis de demandes de pardon. Je ne pense pas que la nation puisse régler la question sécuritaire en même temps que la réconciliation. L’enrôlement de volontaires issus de toutes les régions, sans considération d’affiliation quelconque, préfigure ce que sera un Burkina Faso réconcilié avec lui-même.

Comment interprétez-vous cette sorte de vague de panafricanisme qui semble submerger les jeunes Africains ?

La longue marche du panafricanisme correspond à une lutte de longue haleine pour une indépendance véritable de l’Afrique et de sa diaspora. Le panafricanisme s’est popularisé ces dernières années, notamment à travers les réseaux sociaux, les activistes et les influenceurs et c’est positif en termes de prise de conscience. Une figure comme le regretté Kalala Omotunde a conquis un large public avide de dignité. C’est une dimension significative, à conjuguer avec d’autres. Je m’explique. Prenons le franc CFA : l’offensive des réseaux sociaux a popularisé l’idée qu’il faut le quitter. Maintenant comment les Etats de la « zone franc » vont coordonner entre eux, mais aussi avec la Guinée, le Ghana, le Liberia… ?

Ce n’est certainement pas aux groupes WhatsApp ou à la France de nous le dire, ou de nous l’accorder. C’est à nos experts de définir la feuille de route pour une sortie du franc CFA et la mise en place d’une monnaie alternative. Ensuite, les peuples pourront mettre la pression. Ainsi, il faut davantage d’espaces où les experts progressistes peuvent échanger directement avec le grand public, pour que les choses changent dans les faits.

Est-ce une bonne ou une mauvaise chose pour l’Afrique ?

Ce sera une bonne chose, si l’élan dont vous parlez permet d’aller vers de vrais systèmes d’intégrité nationale, et d’actualiser le projet des Etats africains unis. Je voudrais ici saluer la mémoire du professeur Luc Ibriga, un héros du burkindlim. Donc, sans ces fondamentaux, ce ne sera que perte de temps, un mirage de plus. Les réseaux sociaux constituent aujourd’hui une dimension importante des mobilisations populaires, pour des transformations profondes. Donc, le numérique peut servir de caisse de résonance à l’idéal panafricain, mais il faut qu’il s’inscrive dans le temps long des luttes antérieures et futures.

Avez-vous l’impression que nous coopérons suffisamment avec les pays de la sous-région, le Mali notamment, dans cette lutte contre le terrorisme ?

Confrontée à l’union des peuples, l’intégration au sens des communautés économiques (CEDEAO, UEMOA) m’est toujours apparue comme un kyste glacé dans un Sahel brûlant, autrement dit extravertie. Au sein de ces communautés, notre pays a toujours été polarisé sur la Côte d’Ivoire, mais si nous voulons un développement endogène, notre longue façade occidentale et septentrionale avec le Mali est stratégique. Elle doit être un espace transfrontalier sécurisé, un laboratoire du développement endogène.

Si le Nord du Mali demeure hors contrôle, nous sommes perdus nous aussi. Il me semble que les choses vont plutôt dans le bon sens avec le Mali. L’aménagement du territoire communautaire CEDEAO/UEMOA doit être bouleversé en raison de la poussée des groupes armés. Le traité révisé du Liptako-Gourma et la convention de l’Union africaine sur la coopération transfrontalière sont des bases à approfondir et même à dépasser dans le sens de la supranationalité.

Lefaso.net

Source: LeFaso.net