Les attaques militaires contre l’Ukraine par la Russie font la Une de l’actualité internationale ces derniers jours. Dans une interview accordée le lundi 28 février 2022 au journal Lefaso.net, l’analyste politique Siaka Coulibaly évoque le retour de la Russie en Afrique notamment dans les domaines militaires et pose le curseur sur les conséquences pour le continent africain de la guerre qui oppose les grandes puissances.

Lefaso.net : Comment est-ce que vous appréciez la politique africaine de la Russie sur le terrain ?

Siaka Coulibaly : En parlant de politique africaine de la Russie, il faudrait aussi considérer la période où ce pays était l’URSS, puisque les premières années de cette politique ont été dessinées dans cette période. L’URSS a eu des relations de coopération avec plusieurs pays africains du temps de la guerre froide (1945-1991). En Afrique de l’Ouest, principalement la Guinée et le Mali qui ont eu des présidents socialistes dès leur indépendance, ont noué des partenariats avec l’URSS.

L’effondrement du bloc de l’Est au début des années 1990 a aussi coïncidé avec un désengagement de l’URSS du continent africain, avec la fermeture de plusieurs ambassades. Depuis à peu près une dizaine d’année, la Russie est revenue sur le continent africain, d’abord discrètement, puis de manière plus ouverte, notamment en République centrafricaine (RCA) et au Mali, plus récemment.

Ce retour mérite d’être observé avec grand intérêt parce qu’il se déroule dans le domaine militaire et dans le cadre d’une nouvelle ère des relations internationales qu’on appelle la rebipolarisation (retour de la guerre froide) datant de 2011. Ce qui est certain, sans savoir les détails, c’est que le retour de la Russie en Afrique, avec un président comme Vladimir Poutine, va bouleverser le paysage africain, étant donné que l’Afrique est l’un des principaux théâtres géopolitiques du monde. La suite est à découvrir.

Partant de ce constat, la Russie est-elle une solution de remplacement pour l’Afrique francophone ?

Cette question est généralement posée sans tenir compte des plans que la Russie a pour l’Afrique. Il faut surtout se demander ce que la Russie prévoit pour le continent africain, étant donné que ce continent n’arrive pas à définir et à défendre une ligne d’intérêt, indépendamment du jeu des puissances étrangères. L’idéal aurait été qu’une Afrique politique constituée d’une alliance des dirigeants africains solidement ancrée dans les sociétés africaines définisse des priorités africaines et les négocie avec les puissances étrangères, y compris la Russie et la Chine.

Il serait, de toute façon, très difficile que les pays africains se détachent brutalement des pays occidentaux pour ne commercer qu’avec la Russie ou la Chine. Il faut donc négocier les champs de coopération, ce qui nécessite une Afrique forte politiquement. La tâche immédiate serait le renforcement de la capacité politique des pays africains à défendre leurs intérêts dans des partenariats raisonnables. Il est connu que la Russie n’est pas une puissance économique, elle ne serait donc pas un allié qui pourrait remplacer les partenaires habituels des pays africains pour les financements de son développement.

En revanche, la Russie apparait clairement comme une puissance militaire et peut aider les pays africains dans des situations d’insécurité comme en RCA et au Mali. Les Africains gagneraient certainement à adopter une posture de « neutralité positive » qui les conduirait à ne pas s’aligner systématiquement et à sélectionner les champs de coopération pour lesquels l’une ou l’autre puissance mondiale présenterait des avantages comparatifs.

Quels sont les desseins de Moscou en Afrique ?

La Russie affirme pouvoir être un partenaire pour le développement des pays africains, ce qui a été affirmé lors du sommet Russie-Afrique de Sotchi en octobre 2019. La Russie n’exclut aucun domaine de coopération avec les pays africains, y compris l’éducation ou l’agriculture. C’est donc aux Africains de formuler leurs attentes vis-à-vis de la Russie en matière économique et de développement, selon les possibilités de la Russie. L’intérêt de la Russie pour l’Afrique, on le voit, se situe dans le domaine de la sécurité où certains pays reçoivent une assistance de la Russie.

Celle-ci peut être intéressée par l’Afrique en termes d’influence géopolitique ou de positions stratégiques qui pourraient servir dans les confrontations avec les puissances occidentales. Enfin, si la Russie décide de devenir une puissance économique, l’Afrique pourrait aussi servir de partenaire pour certaines matières premières comme les produits agricoles (café, cacao, coton et autres), étant donné que la Russie détient, elle-même, les plus grands gisements de minerais du monde.

Peut-on s’attendre à voir au Burkina la société de sécurité privée Wagner, qui aurait déjà fait une offre de services dans ce sens ?

Je n’ai aucune connaissance d’une telle offre de services et il faut faire remarquer que le sujet fait l’objet d’un certain embarras. On n’entend parler de Wagner que dans certains médias occidentaux. Les dirigeants russes, centrafricains et maliens affirment qu’il n’y a que des accords de coopération militaires officiels entre la Russie et ces pays africains.

L’expert des Nations Unies, Alioune Tine, dans un rapport rendu il y a quelques jours, affirme ne pas avoir vu de traces de Wagner au Mali. Cela ne change en rien le fait que c’est le recours à la Russie dans la lutte contre le terrorisme dans les pays sahéliens qui pose problème aux pays occidentaux et qui devrait être considéré par les dirigeants burkinabè dans d’éventuels pourparlers avec la Russie pour une intervention de ce pays au Burkina Faso.

Le MPSR qui vient de prendre le pouvoir au Burkina Faso est en train de restructurer le secteur de la défense et de la sécurité en vue de recouvrer le territoire national. Une évaluation de la capacité du dispositif national à faire face aux défis sécuritaires va certainement être effectuée par les responsables du secteur. On saura alors s’il y a un besoin de faire appel à un partenaire étranger supplémentaire, vu que le Burkina Faso coopère déjà avec la France via la force Barkhane. C’est une question qui ne peut pas être tranchée dans l’immédiat.

De nos jours, la Russie met à mal la politique néocoloniale française et plus généralement occidentale. Qu’est-ce que la France pourrait entreprendre pour y remédier ?

La politique africaine de la France me semble avoir manqué d’anticipation et de prospective ces dernières années. Les signes d’une certaine exaspération des Africains, en particulier des jeunes, contre cette politique française étaient perceptibles depuis assez longtemps. J’avais déjà averti les autorités françaises sur cette réactivité de la jeunesse africaine dans votre média en début 2020, au moment du sommet de Pau sur le Sahel.

A mon avis, la perception juste qu’il faut avoir, c’est qu’il y a une nouvelle attitude des Africains vis-à-vis de la France dont profite la Russie tout simplement. La France et ses alliés européens devraient modifier leurs rapports avec les pays africains s’ils veulent contrebalancer l’attrait de la Russie pour certains Africains. Ce n’est pas le narratif anti russe qui va faire changer l’opinion africaine alors qu’après des décennies de coopération au développement et des milliards de dollars engloutis, la pauvreté est si importante et la corruption si endémique en Afrique.

Ce sont les indicateurs de développement et surtout la qualité de la démocratie dans les pays africains qui soutiennent la réactivité des Africains contre la politique française en Afrique. Au Mali, par exemple, le narratif français fait état de ce que, la France est au Mali à la demande des autorités maliennes en 2012 et 53 soldats français sont morts au Mali.

Ce discours, sans être faux, ignore totalement le prix payé par le Mali et les autres pays touchés par le terrorisme (milliers de morts et personnes déplacées) malgré la présence française. Ce discours français exacerbe la colère des Africains, surtout lorsque le Mali veut faire appel à la Russie pour l’aider à se sortir de la gangue terroriste et que les pays occidentaux s’y opposent.

La gestion de la crise de la coopération de la France au Mali a polarisé inutilement l’opinion africaine sur la politique française. La France et les occidentaux gagneraient à modifier leur approche de l’Afrique, à être plus souples, et surtout à changer leurs interlocuteurs des réseaux occultes qui ne peuvent même plus aujourd’hui s’exprimer ouvertement dans les dossiers sur la table en Afrique.

Le 24 février 2022, l’Ukraine a été envahie par la Russie. Quelle est votre analyse sur cette situation ?

L’agression d’un pays est toujours à déplorer à cause des conséquences importantes qui vont toucher plusieurs autres pays. Dans ce cas précis, l’escalade semblait prévisible, depuis que les autorités russes exigeaient, en vertu de plusieurs accords depuis 1990, que l’Ukraine déclare qu’elle n’adhérerait jamais à l’OTAN considérée comme une menace sécuritaire par la Russie. Si l’invasion de l’Ukraine par la Russie est une violation du droit international, on peut aussi se demander ce que vise l’insistance des pays occidentaux à vouloir faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN, si ce n’est pour une certaine pression militaire sur la Russie.

Cette affaire a fait accélérer la nouvelle guerre froide et va entraîner de nouvelles confrontations qui ne prendront fin qu’avec la clarification de la place de première puissance mondiale. Bien entendu, l’Afrique dans son entier, est un des théâtres de ces confrontations. Cependant, on peut s’interroger sur la capacité des pays africains à affirmer une position d’intérêts dans cette guerre entre puissances mondiales.

Quelles peuvent être les conséquences de cette guerre pour le monde, en particulier en l’Afrique, et dans un contexte déjà difficile de par le fait du covid-19 ?

Les conséquences sur le monde seront des restrictions de l’économie mondiale qui était en train de répartir après la crise du covid. Les prévisions de croissance vont certainement être revues à la baisse puisque les sanctions économiques et financières ne prendront pas fin même si on pense que le conflit militaire lui-même ne durera pas tellement. Le grand risque pour l’Afrique sera d’être jetée dans une nouvelle période de vives tensions dans les relations internationales qui vont gêner leurs différents partenariats.

A l’instar d’Israël qui a eu beaucoup de mal à condamner l’attaque de la Russie contre l’Ukraine à cause de sa propre politique de sécurité avec la Syrie, les pays africains pourraient avoir du mal à se déterminer clairement. Plusieurs d’entre eux sont en train d’envisager des coopérations avec la Russie et comptent sur ce pays et la Chine aux Nations Unies. C’est ce qui explique la timidité officielle des pays africains jusqu’à présent sur la crise ukrainienne.

Est-ce que les sanctions ciblant les secteurs de la finance, de l’énergie et des transports, prises par les États-Unis et par l’Union européenne peuvent intimider le Kremlin ?

Les sanctions prises par certains pays contre la Russie vont, de toute évidence, avoir des conséquences sur ce pays. C’est indéniable. Mais on imagine mal que les autorités russes n’aient pas calculé tous les risques avant d’engager l’intervention en Ukraine. Je pense que l’impact des sanctions contre la Russie sera relativement faible.

Tout le monde s’accorde pour reconnaître que la Russie a une économie très moyenne avec assez peu d’exportations, surtout vers les pays qui prennent les sanctions. Les armes, le gaz et le blé sont les principaux produits d’exportation de la Russie. On sait déjà que l’isolement bancaire de la Russie par l’Union européenne est freiné par l’Allemagne qui dépend entièrement du gaz russe. La Chine a levé les quotas sur le blé que la Russie exporte vers la Chine et qui pourrait maintenant aussi fournir les 30% que la France vendait jusqu’à présent à la Chine.

En retour, les experts en économie internationale prévoient une inflation énergétique en Europe du fait de cette crise. Les russes s’apprêtent aussi à geler les avoirs occidentaux dans les banques russes, ce qui fait comprendre que cette guerre fera des dommages de part et d’autre. Toute guerre produit des effets indésirables, ce qui fait dire aux pacifistes qu’il faut toujours tout faire pour les éviter.

Interview réalisée par Aïssata Laure G. Sidibé

Lefaso.net

Source: LeFaso.net