Par Jean-Pierre Béjot, fondateur de La Dépêche Diplomatique

Ce sont des mots qui appartiennent au vocabulaire économique de la fin du siècle dernier. « Nationaliser », François Mitterrand ne s’était pas privé d’en faire un programme « commun » de gouvernement. « Privatiser » c’était le leitmotiv des libéraux au temps de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher et l’obsession du FMI et de la Banque mondiale. On pensait ce temps-là révolu. Les « nationalisations » et autres « étatisations » n’avaient pas changé la donne capitalistique ; les « privatisations » non plus, bien au contraire. Elles avaient seulement permis l’enrichissement des uns et des autres et le bonheur d’étudiants en sciences éco qui trouvaient là un sujet de thèse tout à la fois novateur et dans l’air du temps.

Voilà pourtant qu’à Ouagadougou (Burkina Faso) le conseil des ministres du mercredi 25 octobre 2023, examinant un rapport du ministère du Développement industriel, du Commerce, de l’Artisanat et des PME, relatif à la Nouvelle société sucrière de la Comoé (SN-Sosuco), a décidé de dénoncer la convention signée en 1998 et d’étatiser l’entreprise. Alors que la question sécuritaire devrait être la préoccupation majeure du MPSR 2, on ne peut que s’étonner de ce soudain intérêt d’un pouvoir de « transition » pour un dossier économique qui ne relève d’aucune urgence apparente. Sauf que « l’étatisation » d’une entreprise renvoie à la période sankariste et inscrit, du même coup, le MPSR 2 dans le prolongement de la « Révolution » en un temps où de plus en plus de commentateurs trouvent que « l’incohérence est la marque de fabrique de ce pouvoir de pseudo-révolutionnaires » (Jacques Batiéno – lefaso.net du mercredi 25 octobre 2023).

Premier employeur privé du pays.

Mais invisible

Que reproche le MPSR 2 à l’actuel actionnaire majoritaire de la SN-Sosuco ? De n’avoir pas investi les 20.311 millions CFA prévus dans les cinq années suivant la signature de la convention (qui, je le rappelle, a été signée en 1998, soit il y a un quart de siècle !). Du même coup, il n’y aurait pas eu « augmentation de la production », le maintien « de la pleine activité et son plein développement », la « pérennité, la pleine activité et le plein développement » de sa filiale Sopal (qui doit assurer la production d’alcool pharmaceutique et industriel). Le MPSR 2 dénonce donc « la désuétude de l’outil de production aujourd’hui totalement amorti ».

Ironie de l’affaire, c’est un ex-banquier central, cadre supérieur de la BCEAO à Ouaga et ayant reçu l’onction du FMI, le ministre Serge Gnaniodem Poda, qui est porteur de cette opération qui vise à ce que la SN-Sosuco « devienne de nouveau une société étatique ».

La SN-Sosuco n’est pas de ces entreprises burkinabè « visibles » à Ouaga à l’instar de la Sonabhy, d’Orange, de Sonabel, d’Onatel…, entreprises dont l’activité rythme le quotidien des Burkinabè. Certes, le domaine d’activité (le sucre) de la SN-Sosuco est essentiel pour la population, mais ce n’est pas l’or ni même le coton. C’est qu’il faut aller la chercher à l’autre bout du pays, au-delà de la vallée du Kou, non loin de Banfora, à 80 kilomètres au sud-ouest de la ville de Bobo Dioulasso.

En arrivant à Bobo, il faut, avant même de parvenir à Banfora, prendre à droite la piste qui, quittant la nationale 7, se dirige vers le nord-ouest jusqu’à Bérégadougou. L’usine de la Sosuco se trouve là. C’était du moins ainsi en 1992 quand je l’ai visitée sous les auspices de son DG, Souleymane Ouédraogo (nommé par la suite, en 1994, conseiller économique à Washington, à l’ambassade).

C’était alors une filiale de l’entreprise française Somdiaa, acteur majeur de l’industrie agro-alimentaire en Afrique (groupe Vilgrain, Alexandre Vilgrain et son père, Jean-Louis, ayant été des habitués des palais présidentiels en Afrique). Les Républiques de Haute-Volta et de Côte d’Ivoire étaient partenaires de l’entreprise, le sucre étant un produit essentiel dont le prix de vente (sortie usine, vente grossiste, vente consommateur) est fixé par le gouvernement. Elle se voulait « un complexe industriel avec des hommes engagés au service du développement économique et social du Burkina Faso ».

A l’origine, elle s’appelait la Société sucrière de Haute-Volta (Sosu-HV). Elle disposait d’une agglomérerie mise en service en 1969, complétée par une sucrerie en 1975, approvisionnées par de vastes plantations de cannes à sucre (4.000 ha produisant 35.000 T de cannes actuellement) qui ne butent, à l’est, que sur les fameuses falaises de Banfora.

Privatiser l’employeur n° 1 du pays. Une gageure !

En 1991, alors que le Burkina Faso était sorti de la phase de la « Rectification », un Programme d’ajustement structurel (PAS) était signé avec les institutions de Bretton Woods. Volet majeur de ce Pas : la réduction du contrôle et de l’intervention de l’État dans l’économie au profit du secteur privé. Le pays comptait alors 98 entreprises publiques et parapubliques. Dont la Sosuco. Le problème, c’est que les privatisations peuvent se décider au niveau étatique mais que les « privés » font souvent défaut ; plus encore les privés nationaux. C’était d’autant plus difficile pour la Sosuco que sa privatisation nécessitait, au préalable, une restructuration. La Sosuco figurera dans une liste de 19 entreprises privatisables faisant l’objet d’un projet de loi adopté par les députés en juillet 1994. Mais la Commission de privatisation ne lancera un avis d’appel d’offres international pour la reprise de 52 % de son capital que fin 1997. Il fallait justifier « d’un savoir-faire et d’une expérience dans l’exploitation de plantations de cannes à sucre et dans l’industrie sucrière ». A noter que la Société de production d’alcools (Sopal) était privatisée (93,92 % du capital) dans le même temps.

Le capital de la Sosuco était alors détenu par l’État burkinabè (66,05%), des organismes parapublics (16,52 % pour la BND et la CGP, l’organisme de péréquation), des privés burkinabè (0,11%), la République de Côte d’Ivoire (10,72%), la Somdiaa (6,05%) et des privés étrangers (0,55%). L’État entendait conserver un droit de regard sur l’entreprise compte tenu de son impact important sur l’économie nationale et l’économie locale (la Sosuco était alors la plus grande unité industrielle du pays de par ses effectifs : 1.800 permanents, 400 contractuels, 2.000 saisonniers ; 9,5 milliards CFA de chiffre d’affaires en 1993).

Privatisée en 1998, la Sosuco deviendra la Nouvelle société sucrière de la Comoé (SN-Sosuco) avec pour actionnaire majoritaire (67 %) le groupe Industrial Promotion Services-West Africa (IPS-WA) du prince Aga Khan, via Sucre Participation. L’État burkinabè conservait 30,67 % du capital auquel participaient des acteurs privés nationaux dont El Hadj Djanguinaba Barro, nommé PCA de SN-Sosuco, homme d’affaires « à l’ancienne », aujourd’hui président d’honneur de la Chambre de commerce de Bobo Dioulasso, tandis que la direction générale était confiée à Mathieu Bayala, futur maire (à compter de 2006) de Réo dans la province du Sanguié, dont la gestion sera rudement décriée. Du même coup, l’entreprise bénéficiait d’un répit bienvenu. « Le spectre de la liquidation s’éloigne » écrira-t-on, considérant que le « sauvetage de l’entreprise » n’en sera que consolidé (A noter que la participation de 15 % que l’État de Côte d’Ivoire détenait dans le capital de IPS-WA sera cédée en juin 2016).

La problématique demeure : production v/s importation

La privatisation de la SN-Sosuco ne va pas résoudre le problème de l’entreprise. Elle ne parviendra pas non plus à assainir le marché du sucre au Burkina Faso. La problématique demeure la même : en gros, la SN-Sosuco assure la production d’environ 1/3 des besoins en sucre du Burkina Faso. Il faut donc importer les 2/3 des besoins. Mais cette importation à moindre coût, légale d’une part, frauduleuse d’autre part, conduit à une mévente de la production de la SN-Sosuco. Qui, du même coup, est dans l’incapacité d’engager les investissements nécessaires à son développement. Or, la SN-Sosuco est le premier employeur privé du pays. Il n’est donc pas question de « planter » l’entreprise. D’où un yoyo permanent entre production et importation que l’État (toujours actionnaire de l’entreprise) s’efforce de réguler. Sans vraiment y parvenir. La SN-Sosuco vit donc au rythme des crises, des arrêts de production, des grèves…

Fin 2010, la direction sera dénoncée comme pratiquant une gestion « anti-travailleurs ». Arrêt de la production ; occupation de l’usine ; séquestration de certains cadres ; dégradations ; incendies ; barrages routiers… Cinq dirigeants seront dans le collimateur des grévistes. Dont le DG, le Français Didier Vandenbon. Une médiation s’engagera dès janvier 2011. Avec des ministres, des chefs traditionnels, des chefs religieux. « Ce n’est pas du ressort de l’État de faire partir des travailleurs, ce n’est pas du ressort des travailleurs de faire partir le DG ». Tout est dit. L’État est actionnaire mais pas décisionnaire. Un protocole d’accord sera signé le 22 juin 2011 alors que le Burkina Faso vient de passer pas loin du KO lors de la tourmente du printemps 2011, les prémisses de 2014.

Vandenbon donnera sa démission le 27 février 2013. Démission acceptée par le PCA, Djanguinaba Barro. A cette époque, on parle plutôt de « limogeage » (Vandenbon « s’illustrera », par la suite, au sein du groupe Bolloré comme DG de Camrail, au Cameroun. Il sera condamné à de la prison à la suite de l’accident ferroviaire de 2016 qui a fait près de 80 morts et plus de 550 blessés). Il sera remplacé par Mouctar Koné, son adjoint ; lui aussi dans le collimateur des travailleurs. On ferme les yeux, on se bouche les oreilles. « Il s’agit d’un changement dans la continuité et pour la continuité » déclare-t-on en interne.

Continuité ! La continuité pour la SN-Sosuco c’est production v/s importation. Binôme sans solution ? Le 15 octobre 2015, le gouvernement burkinabè se penche sur la question. Avec d’autant plus de liberté qu’il y a, alors, tout juste un an, le régime Compaoré était tombé. Le gouvernement de transition pouvait donc laisser stigmatiser ces « gros importateurs [de sucre] qui bénéficiaient des faveur des gouvernements précédents » (leur chef de file étant Kanis Commodities de Inoussa Kanazoé). Et appeler, dans la droite ligne de Thomas Sankara, « à consommer burkinabè ». Les travailleurs, quant à eux, surferont sur la conjoncture politique : le 24 novembre 2015, à le veille de la présidentielle, ils « marchent » pour réclamer, une fois encore, le départ de la direction (c’est toujours Mouctar Koné qui est le DG ; il l’est encore aujourd’hui).

Le protectionnisme se heurte à l’importation frauduleuse

Pour que la SN-Sosuco soit en mesure d’écouler ses stocks sur le marché local, la délivrance de l’Autorisation spéciale d’importation (ASI) va être restreinte. L’ASI est délivrée par le ministre en charge du commerce après avis de l’Observatoire de lutte contre la fraude du sucre. Ouvrant ainsi la porte aux… importations frauduleuses, chacun sachant que les douanes burkinabè, confronté à des « frontières très poreuses », figurent dans « le hit-parade des administrations les plus corrompues ».

La « transition » laissera la place à la présidence Roch Marc Christian Kaboré. La SN-Sosuco continuera d’être confrontée à la mévente de sa production. Le ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’artisanat, tout nouvellement nommé (13 janvier 2016) dans le premier gouvernement formé par Kaboré, un banquier lui aussi, convoquera une rencontre des acteurs du secteur les 15 et 21 mars 2016. Il sera reproché à SN-Sosuco de faire concurrence aux grossistes via l’ouverture de boutiques dans les provinces et la mauvaise qualité… de ses emballages. De son côté, la SN-Sosuco dénoncera les « faveurs » faites par l’Etat aux importateurs.

Quoi qu’il en soit, les stocks ne cessent d’augmenter. La SN-Sosuco est toujours confrontée à la concurrence des produits importés, à la fraude mais, aussi, à l’obsolescence de ses équipements. Elle produit mais ne vend pas alors que sa production représente un tiers à peine des besoins du pays. Mouctar Koné ne manque pas, pourtant, de rappeler qu’un plan d’investissement et de redressement de 2,5 milliards CFA par an sur la période 2016-2021 a été mis en place et « que le groupe a déjà investi plus de 21 milliards CFA au cours des six dernières années [2009-2015] » (Ce sont là, semble-t-il, les investissements non réalisés d’un montant de 20.311 millions CFA évoqués par le gouvernement pour justifier l’option « étatisation »).

Le message sera entendu. Le 9 septembre 2019, la délivrance des ASI est suspendue pour « une durée non déterminée ». Il s’agit de « soutenir l’industrie locale ». Le ministre du Commerce, de l’industrie et de l’Artisanat (MCIA), Harouna Kaboré, est présenté comme un entrepreneur privé. C’est un adepte du « consommons ce que nous produisons ». Il a une vision volontariste mais succincte du développement économique. « La SN-Sosuco, dit-il, c’est autour de 3.000 emplois. Avec une autre société de production de sucre au barrage de Samendéni, le pays aurait réglé le problème d’emplois et résolu en même temps la disponibilité en sucre en quantité suffisante. Je vous rappelle que la consommation nationale est de 120.000 tonnes et le pays n’en produit que 30.000 ».

La suspension des ASI ne solutionnera pas la problématique de la SN-Sosuco. Les Kaboré, le président et le MCIA, vont être renvoyés dans les coulisses de l’Histoire le 23 janvier 2022 à la suite du coup d’État militaire de Paul-Henri Sandaogo Damiba (Harouna Kaboré a cependant dû quitter le gouvernement dès le 13 décembre 2021, date du dernier remaniement). Le 30 septembre 2022, un capitaine renverse un colonel. Les problèmes de la SN-Sosuco demeurent. Une grève est décidée le 15 février 2023. Les travailleurs veulent « de meilleures conditions de vie et de travail ». Cinq travailleurs sont licenciés. La SN-Sosuco revient sur le devant de la scène économico-sociale du Burkina Faso.

Une trêve sociale de deux ans !

Le dossier n’est pas confié au ministre du Développement industriel, du Commerce, de l’Artisanat et des PME dans le gouvernement formé en octobre 2022 : un mois plus tard, en novembre 2022, Serge Gnaniodem Poda a pris la suite de Roch Donatien Nagalo, démissionnaire à peine nommé après avoir été mis en cause dans une affaire de malversations. C’est Bassolma Bazié qui va prendre en charge l’affaire SN-Sosuco. Il est ministre d’État, ministre de la Fonction pubique, du Travail et de la Protection sociale, numéro deux dans le gouvernement de Apollinaire Kyélèm de Tambèla. Il était déjà en charge de ce portefeuille (mais sans le titre de ministre d’État) dans le gouvernement de la transition formé le 8 mars 2022.

Originaire de la province du Sanguié, c’est un géologue également formé en psychologie sociale et du travail. Professeur de SVT dans les lycées et collèges, c’est aussi une tête d’affiche du mouvement syndical. Il a été secrétaire général de la CGT-B à compter de 2013. Ceci explique cela.

Le 9 mai 2023, Bazié va donc s’atteler à sortir la SN-Sosuco de la crise. « Mon souhait est que des mécanismes soient trouvés pour l’apaisement du climat social. Toute chose qui permettra à l’entreprise d’aller de l’avant ». Huit points d’accord seront trouvés dont la question essentielle des retenues de salaires au titre du Service national pour le développement (SND), héritage de la « Révolution » sankariste. Bazié obtient l’engagement des travailleurs à observer une trêve sociale de deux ans au cours de laquelle ils s’abstiendront de mener des actions qui peuvent bloquer le fonctionnement de l’entreprise.

Six mois plus tard, le 25 octobre 2023, c’est Poda, le ministre du Développement industriel, du Commerce, de l’Artisanat et des PME, qui jettera un pavé dans la mare en annonçant que « le gouvernement a décidé de dénoncer la convention de 98 » ce qui ouvre donc la perspective à ce que la SN-Sosuco « devienne à nouveau une société étatique ».

Privatiser, ce n’est pas mieux gérer. Etatiser non plus !

On peut douter que le changement de statut juridique de la Sosuco puisse changer la donne. Société d’État ou société privée, la Sosuco sera toujours confrontée à sa problématique majeure : production v/s importation. Ce n’est pas la nature de l’entreprise qu’il faut changer, c’est celle du système économique actuel. Et, en cette matière, il faut aller au-delà des mots d’ordre et des slogans. « Consommons ce que nous produisons » ! Oui, mais à quel prix et dans quelles conditions ?

Jean-Pierre Béjot

La ferme de Malassis (France)

31 octobre 2023

Source: LeFaso.net