Ils étaient à peine adolescents quand le président Thomas Sankara les a envoyés à Cuba pour recevoir une éducation nouvelle, entre rigueur académique, formation militaire et idéaux socialistes. Séparés de leurs familles, pour la plupart orphelins, ils étaient « les enfants de Sankara », porteurs d’espoirs pour le Burkina Faso de l’époque. Plus de trente ans après, ils reviennent sur leur aventure entre la découverte d’un autre monde, la douleur du retour et la fierté d’avoir incarné un rêve « inachevé ».
Au milieu des années 1980, un des projets « sankaristes » vise les zones rurales autant que le centre du pays pour donner une chance aux enfants les plus défavorisés. La sélection devait, au départ, se faire par un test national pour envoyer un contingent de jeunes à Cuba. « Il y a eu un test pour recruter les enfants que l’on devait envoyer à Cuba. Le président Sankara a remarqué des dysfonctionnements puis il a annulé le test et a décidé de choisir, dans chaque localité, des enfants orphelins de père, de mère ou des deux parents », relate Inoussa Dankambari, aujourd’hui secrétaire général de l’Association des anciens étudiants formés à Cuba (ASAC). Toutes les provinces sont alors touchées et l’exercice est confié aux préfets afin de regrouper ces enfants issus de familles défavorisées. Les enfants sélectionnés, selon M. Dankambari, sont rassemblés par provinces, puis convoyés vers Ouagadougou où l’on prépare les départs. « J’étais à la fois heureux et effrayé. Pour un enfant qui quitte son pays, et surtout en avion, c’était compliqué. Mais on avait déjà un certain esprit de révolution. On comprenait la direction voulue par le président Sankara pour le bien-être du pays. »

Les origines sociales et scolaires étaient diverses et la plupart venaient de terminer le cycle primaire. « Moi, j’étais en 6ᵉ, j’avais eu le CEP mais je n’avais pas eu l’entrée en 6ᵉ. Chaque province avait son petit lot. Nous qui venions du Sanguié, nous étions environ au nombre de 45 », précise un d’entre eux, Nabou Babou Bassono.
L’envol pour l’île de la Jeunesse
La séparation est brusque mais enthousiasmante pour ces jeunes. Pascaline Ouédraogo, l’une des petites filles de l’époque à avoir participé à l’aventure, n’a rien oublié de ces moments. « Nous avions entre 11, 12 et 14 ans. La séparation avec les parents n’était pas du tout facile. J’étais orpheline depuis cinq ans, ma mère avait huit enfants à scolariser. Quand j’ai manifesté le désir de partir, elle n’a pas trouvé de problème et a plutôt parlé avec les parents paternels pour l’autorisation », explique la petite fille de l’époque, aujourd’hui une femme mûre. Le voyage lui-même, pour beaucoup, est une première fois saisissante. Nebou Babou Bassono, l’un des 600 élèves du contingent 1986, se souvient également de son départ. « Je venais du village de Ténado. Je me retrouve à Ouagadougou, la grande capitale, puis dans un avion. À Cuba, il y a la mer, une langue que je ne connaissais pas. Nous étions très jeunes. On était inquiets parce que c’était un autre monde. » Pourtant, il indique que dès son arrivée, beaucoup de choses le rassurent. « Avec mes frères, on s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup de similitudes. Par exemple, le slogan : « La patrie ou la mort. Et tout le monde parlait de révolution, de marxisme, de léninisme », dit-il.
La destination pour le contingent à Cuba était l’Île de la Jeunesse et l’ESBEC 37, une école secondaire où affluaient plusieurs jeunes africains. « Il y avait des Angolais, des Congolais, des Maliens, des Ghanéens, des Sud-Africains, des Mozambicains… Je vous assure, il y avait presque toute l’Afrique », détaille M. Bassono, ajoutant que pendant les vacances, ils menaient des activités avec toutes les communautés. Pendant six mois, l’apprentissage de l’espagnol devient la priorité, encadré par des professeurs cubains et des enseignants burkinabè. « Il fallait se familiariser à l’environnement mais avec le temps, on a vraiment fini par s’y faire », fait savoir Inoussa Dankambari.
Pascaline insiste sur la qualité de l’encadrement, surtout pour les jeunes filles. « Nous étions environ 134 jeunes filles et nous n’avons pas senti une différence avec les garçons. Nous étions bien encadrées. Il y a beaucoup de choses que l’on ne connaissait pas, et il fallait que des professeures et des encadreuses nous orientent. » Elle ajoute que son passage à Cuba lui a appris à ne pas être dépendante. « Même si ce que tu as appris ne trouve pas sa place, tu peux faire quelque chose de tes dix doigts », insiste-t-elle.
Entre discipline et étude
La formation à Cuba reposait sur trois piliers, selon les formés de l’époque : l’instruction, le travail collectif et la discipline. La formation militaire était notée comme les autres matières. « À Cuba, la formation militaire est obligatoire. Si tu as un problème dans cette matière, tu redoubles comme dans toutes les autres », indique Inoussa Dankambari d’un ton catégorique. Cette réalité alimentera plus tard les caricatures, selon lui, surtout après l’assassinat de leur père spirituel Thomas Sankara : « Beaucoup de détracteurs disaient que l’on n’était pas partis pour étudier, mais pour faire la formation militaire. » Pourtant, les trajectoires, les formations académiques sont bien réelles. Et Inoussa Dankambari se forme pendant quatre ans en génie civil. Babou Bassono se spécialise en tant que technicien supérieur en montage et réparation. Pascaline Ouédraogo, elle, étudie l’économie.

Le nom de Sankara circulait partout à Cuba, parfois plus familier que celui du Burkina Faso, affirment ces élèves de l’époque révolutionnaire. « Quand on faisait allusion à Thomas Sankara, les Cubains savaient qui c’était », dit Babou Bassono. Sa visite à l’ESBEC reste un sommet de mémoire pour eux. « Il a passé presque toute la journée avec nous. Il nous passait des mots qui nous galvanisaient. Nous avions un objectif en tête et le président comptait sur nous. Nous étions convaincus de participer à une mission historique pour notre pays. »
Un coup de tonnerre : le 15 octobre 1987
La nouvelle de l’assassinat du président tombe comme un couperet. « On a reçu la nouvelle par la radio, puis les autorités nous l’ont confirmée », raconte Babou Bassono. « C’était difficile à accepter. Mais le contingent n’est pas resté les bras croisés. Sur place, nous avons arrêté les études, nous avons fait une grève et nous avons demandé des explications mais il fallait se ressaisir », dit-il avec regrets. Normalement, le contingent devait faire quatre ans après le secondaire, mais pour la majorité, les études ont été comprimées. « On pense que les autorités, à ce moment, nous regardaient d’un mauvais œil », a lancé Babou Bassono. Malgré le deuil et la confusion, la plupart terminent leur formation.
Leur retour au pays, au début des années 1990, sans surprise pour eux, bouscule toutes les espérances. « Quand on partait, on pensait qu’à notre retour, on serait intégrés dans la fonction publique et qu’on commencerait à servir, comme le disait notre père spirituel », confie Pascaline Ouédraogo. « Mais c’était tout le contraire. J’ai passé le temps à faire des stages, sans rémunération. Les diplômes n’étaient pas reconnus, on n’avait pas d’équivalences pour être intégrés dans les services publics ou privés. »

La stigmatisation ajoute une couche d’amertume à ces jeunes formés à Cuba. « Certains nous appelaient les “pièces de rechange de la révolution”. Étant donné que la révolution n’existait plus, on ne servait plus à rien. On nous appelait aussi les “Rouges” ou les “Cubains” », indiquent-ils. Les conséquences humaines sont lourdes pour le contingent. « Parmi les 100 camarades que nous avons perdus, il y a des cas de suicides et des malades mentaux actuellement », fait savoir Inoussa Dakambari, le secrétaire général de l’association.
Se réinventer pour survivre
Sur le plan professionnel, les difficultés se sont fait sentir chez bon nombre de ces formés à Cuba. « Au sein de la famille, ils s’attendaient à ce que j’aie une situation stable, que je puisse même les appuyer. De retour au Burkina, c’était l’inverse », déplore Pascaline Ouédraogo. Mais au bout du chemin, une brèche s’ouvre enfin à elle. « Lors d’un stage à la Cour de cassation, il y a eu un vide à combler, un recrutement sur mesures nouvelles. Le président de la Cour a accepté que j’occupe le poste. » Elle souligne toutefois que l’emploi qu’elle a obtenu n’avait rien à voir avec sa formation.
Inoussa Dankambari, quant à lui, a dû mettre en pratique ses connaissances en génie civil à travers l’entrepreneuriat. « J’ai ma petite entreprise, et nous qui avons été formés en génie civil, nous étions 28, nous avons créé une société de construction dont je suis le président, et on se débrouille. » En dépit des déboires, il se dit honoré d’avoir fait partie du contingent. « Si c’était à recommencer, je le ferais », ajoute¬-t-il.

Nebou Babou Bassono, lui s’était reconverti en guide touristique. « Après, je suis parti en Espagne, à Barcelone, où je réside depuis 2007. » Selon lui, il était hors de question de baisser les bras malgré les difficultés. L’idéologie qui a primé pour lui et tous les autres, c’est « La patrie ou la mort », car, précise-t-il, ce n’est pas un slogan vide.
Puis en 1993, pour faire face aux adversités, l’Association pour la solidarité et l’amitié des anciens étudiants formés à Cuba (ASAC) se constitue. Ses objectifs principaux sont l’entraide, le plaidoyer et le devoir de mémoire. « Le régime de l’époque avait un peu de doutes sur nos actions », se souvient M. Dankambari, qui souligne qu’ils ne sont pas des va-t-en-guerre. « Toute la lutte que nous avons menée s’est toujours basée sur la négociation. Vous pouvez vérifier ! Nous n’avons jamais battu le pavé. Dès qu’on nous ouvre les portes, on négocie », insiste-t-il.
Inoussa Dankambari, Pascaline Ouédraogo, Nebou Babou Bassono ainsi que tous les autres « orphelins de Sankara » souhaitent faire connaître leur histoire mais aussi celle de leur père spirituel, Thomas Sankara, aux générations actuelle et future. C’est pourquoi, à travers un film documentaire intitulé « ESBEC 37, pionniers formés entre deux révolutions », ils ont retracé leurs parcours de jeunes burkinabè envoyés à Cuba en 1986.
« Notre histoire n’est pas bien connue de beaucoup de Burkinabè. Nous allons mener des démarches pour la faire connaître. Cela passe par le film documentaire. Il y a eu un premier film, réalisé par une Française. Le deuxième raconte l’historique des anciens étudiants à Cuba. On espère qu’avec ce film, les gens vont mieux s’approprier notre histoire et connaître le fond de notre objectif à Cuba », ont-ils indiqué lors de leur conférence de presse du 5 aout 2025.
Farida Thiombiano
Lefaso.net
Source: LeFaso.net
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