Introduction
Cet article est un document de vulgarisation tiré d’un article scientifique publié en 2024 suite à nos recherches sur les rapports sociaux de genre dans un contexte de précarité en milieu urbain.
Se basant sur les potentielles opportunités du secteur moderne, l’exode rural connaît un accroissement rapide. Les villes du Burkina Faso accueillent de plus en plus de populations venues des zones rurales soit en raison de la crise sécuritaire soit à la recherche du travail du fait du dérèglement climatique et de l’infertilité des sols qui rendent moins rentable l’agriculture. Le secteur informel, qui se développe rapidement, constitue une solution pour la population de plus en plus nombreuse, surtout pour les nouveaux arrivants, pris au piège de la précarité en milieu urbain.
Le secteur informel dont il est question dans cette étude renvoie à l’ensemble des activités génératrices de revenus exercées en dehors des règles institutionnelles ou du cadre des réglementations de l’État (H. de Soto, 1986 ; C. C. Williams et S. Nadin, 2010). Dans la ville de Ouagadougou, les précarités financières conduisent non seulement à l’adoption et à l’adaptation de nouvelles habitudes de vie, mais également à la création des stratégies de survie en fonction de nouvelles restrictions budgétaires. Les femmes en particulier ont une facilité d’accès à l’espace public grâce à leurs activités commerçantes (O. A. Akinboade, 2005 ; N. M. Boccella et A. Billi, 2005).
La présente étude s’intéresse à la dynamique des rapports sociaux de sexe en contexte urbain. Pour ce faire, elle s’insère dans un cadre où la valorisation des stratégies individuelles de réponse aux chocs est de plus en plus observée en milieu urbain. Elle s’inscrit de ce fait, dans une vision où les individus sont les principaux agents de leur vie quotidienne en mettant en place des stratégies pour se dessiner un futur meilleur. Ce travail aspire à vulgariser les stratégies mises en place par des individus défavorisés, notamment des femmes, pour confronter les défis liés à la précarité dans la ville de Ouagadougou
Méthodologie
L’approche qualitative s’est avérée la plus appropriée pour cette étude car, elle permet de comprendre les logiques sociales des personnes interrogées. Cette approche a permis de leur donner la parole afin qu’elles nous relatent leur vécu et leurs expériences professionnelles. Grâce à cette approche, une enquête qualitative et participative a été réalisée dans la ville de Ouagadougou. Au total, 42 femmes et 13 hommes du secteur informel ont été interrogées. L’analyse des données collectées montre que les femmes interrogées ont un âge compris entre 38 et 49 ans. Elles sont toutes des mères, mariées, ayant au moins deux enfants et travaillant dans le secteur informel. Quant aux hommes, leur âge varie entre 43 et 53 ans ; ils sont mariés, pères d’au moins un enfant et travaillent dans le secteur informel ; certains sont sous employés. Les travaux de terrain ont concerné des enquêtes, des interviews et des observations directes de juin à juillet 2022.
Résultats
Les données récoltées ont permis de dégager trois thématiques importantes que sont : (i) les Obstacles à l’insertion socioprofessionnelle des hommes en ville ; (ii) les femmes comme dernier recours des ménages, ainsi que (iii) les rapports sociaux de genre à l’épreuve des réalités urbaines.
Obstacles à l’insertion socioprofessionnelle des hommes en ville
De nombreux hommes n’ont guère la capacité de satisfaire les besoins nutritionnels de leur ménage au quotidien puisqu’ils sont dépourvus de moyens suffisants. Le sous-emploi au Burkina Faso est très élevé, particulièrement en milieu urbain, or le travail est la source des moyens monétaires des ménages urbains. Pourtant, ce n’est pas l’envie de travailler qui manque aux hommes. Le désœuvrement provoque la frustration des époux.
Quand tu es au chômage, ça c’est un problème. Lorsque les enfants ont besoin de nourriture, tu ne peux pas l’obtenir. Quand ils ont besoin de vêtements, tu ne peux leur acheter. Tes enfants portent toujours les vieux vêtements des autres enfants et mangent les restes de nourriture des voisins. J’aimerais travailler, travailler pour satisfaire les besoins de mes enfants et de ma femme, travailler pour faire face aux dépenses souveraines de père : éducation, nourriture, santé. C’est frustrant de ne pas pouvoir donner le minimum à ton enfant. (S.T, 51 ans, père de deux enfants)
Las d’attendre un emploi en vain, de nombreux hommes vont à l’aventure : soit sur les sites d’orpaillage, soit en migrant dans un pays voisin, tel que la Côte d’Ivoire ou le Ghana.
J’ai trois enfants. Mon mari est allé en Côte d’Ivoire depuis 2018 car, selon lui, mieux vaut être un désœuvré ailleurs que de traîner chez soi, aux yeux de tes connaissances. Il n’a pas supporté le sous-emploi. Il trouvait que c’est frustrant de voir ses enfants souffrir de faim sans pouvoir les nourrir. Il a cherché du travail stable à Ouagadougou en vain. Il avait juste de petits boulots qui lui procuraient peu de revenus et on se complétait. Quand il était là, je faisais seulement la lessive dans les ménages moyennant une rémunération journalière de 2 000 FCFA ou 1 500 FCFA /jour. Maintenant qu’il n’est pas là et qu’il ne nous envoie pas encore de l’argent, en plus de la lessive, je fais des beignets le soir devant la maison. La fin de semaine, samedi et dimanche, je fais le parking à l’église. Ces trois activités combinées nous permettent de tenir : assurer la santé des enfants, leur nourriture, leur habillement et entretenir la maison (T.H, 44 ans, mère de trois enfants).
Face à la migration des hommes vers d’autres horizons, les femmes demeurent le dernier soutien de la famille.
Les femmes : dernier recours des ménages
La sphère familiale est le premier recours de certaines femmes. La plupart du temps, c’est la famille proche qui constitue leur première source d’aide dans les situations pressantes. Mais, l’aide familiale n’est jamais assurée, car chacun a ses problèmes, comme l’ont souligné certaines femmes. En l’absence des époux, les mères deviennent multi-actives. Elles font toute sorte de travaux. Elles offrent leurs services partout pour obtenir un peu de nourriture ou de l’argent en retour.
Je suis mère et épouse, je suis obligée de me battre pour nourrir mes enfants, car mon époux est allé sur un site d’orpaillage depuis deux ans. Il envoie rarement de l’argent pour me soutenir. Je prie Dieu qu’il soit en bonne santé où il est. Comme je ne veux pas que mes enfants soient derrière comme je le suis aujourd’hui, je suis obligée de travailler dur pour prendre en charge toutes les dépenses du ménage. Je veux que mes enfants étudient et soient à la tête du pays demain. Je vends des beignets le matin et le soir je vends des brochettes de soja. Et ça marche. Je prie Dieu chaque jour afin qu’il bénisse mes enfants et mes activités et qu’il nous donne la santé et le courage de continuer (D.F, 45 ans, mère de trois enfants).
La condition de la femme à Ouagadougou se révèle aujourd’hui en pleine mutation : entre les traditions, qui la désirent confinée aux sphères intérieure et familiale, et une émancipation de son statut favorisant l’extériorisation de son potentiel.
Les rapports sociaux de genre à l’épreuve des réalités urbaines
Les femmes interviewées semblent prendre bien en charge leur vie quotidienne et leur famille. Il reste à savoir si leurs stratégies de subsistance leur permettent de subvenir tout juste aux besoins du ménage (« de s’en sortir ») ou si elles leur valent un rapport substantiel. Les activités commerciales que mènent les femmes leur permettent de s’occuper d’elles-mêmes et de leurs enfants sans recourir à l’aide ou à la protection des hommes. Peut-être tout aussi essentiellement, l’activité génératrice de revenus confère aux femmes une vision de l’expérience humaine qui dépasse les confinements de leur propre existence ; elle leur accorde un pouvoir symbolique, un élargissement de leur perspective, une conscience de la beauté, des espoirs, des possibilités.
Je suis vendeuse de galettes et de bouillie au bord de l’Avenue Babanguida. Grâce à mes revenus, j’ai pu scolariser mes enfants qui sont presqu’à la fin de leur formation : le garçon termine cette année son master en architecture, et la fille termine l’année prochaine son master en communication. Leur papa était gardien dans une société, mais suite à un accident qui a causé une fracture grave de son pied droit et qui l’a handicapé après, il a perdu son travail. Je suis obligée de m’occuper de toute la famille : scolarité, santé, nourriture, habillement, les fêtes, etc. J’ai bénéficié de l’appui de mes frères et de mes cousines pour démarrer mon activité et jusqu’ici ils me soutiennent (R.T, 49 ans, mère de deux enfants).
Les propos des femmes rencontrées montrent leur capacité à se surpasser dans leur projet entrepreneurial tout en jouant convenablement leur rôle de mères de famille. Il ressort des résultats obtenus que le fait d’exercer des activités commerciales, dans un contexte de sous-emploi de l’époux ou l’absence de ce dernier, offre à nos enquêtées des marges de manœuvre dans la gestion de leurs ménages : prendre des décisions concernant elles-mêmes ou leurs enfants, contrôler leurs revenus. En outre, il ressort que dans ces ménages, l’autorité de l’époux est moins pesante sur les épouses qui sont plus libres de s’engager dans les activités rémunérées.
Discussion
Les femmes rencontrées indiquent qu’elles ont acquis une certaine indépendance économique, qu’elles ont amélioré leur aptitude à faire face aux contraintes familiales et que leurs activités commerciales ont des effets positifs sur les conditions d’existence de la famille. D’autres estiment qu’elles vivent mieux malgré des profits limités. Ces résultats corroborent avec ceux de D. Narayan et ses collaborateurs, qui soulignent que du fait des pressions économiques croissantes, les hommes dans de nombreuses régions du monde ont perdu leurs moyens d’existence traditionnels et les femmes sont obligées d’assumer des tâches supplémentaires génératrices de revenus (D. Narayan et al., 2000).
En effet, l’enquête révèle que dans la ville de Ouagadougou, de nombreuses femmes accomplissent des tâches qui jadis étaient assurées par les hommes telles que payer le loyer et assurer la scolarité des enfants (D.S Bwira et Y.R. Andema, 2021). Par ailleurs, les femmes responsables de ménages doivent souvent faire face à la précarité dû à des surcoûts (O. David et R. Séchet, 2004, p. 6) qui pèsent fortement sur leurs revenus en raison du sous-emploi de leurs époux, de leur absence prolongée non suivie de transfert monétaire, ou du décès de ces derniers. L’étude souligne en effet que les compétences féminines et les motivations familiales et sociales soutiennent l’engagement des femmes dans leur processus d’autonomisation malgré les multiples contraintes.
Conclusion
La présente étude a eu le mérite de mettre en exergue des stratégies individuelles qui influencent des dynamiques sociales, notamment l’évolution des rapports de pouvoir.
Le pouvoir des femmes interrogées vient en partie du contrôle qu’elles exercent sur les ressources dans un contexte de sous-emploi de leur époux ou de l’absence de ce dernier. L’informalité économique permet partiellement aux femmes cette prise de contrôle des ressources qui leur sont disponibles. La réalisation des activités informelles féminines permet aux femmes une plus grande marge de manœuvre quant à la gestion des profits ou des retombées économiques.
Pour les femmes rencontrées, ce sont ces aspects de l’activité informelle qui représentent la source d’une prise de pouvoir et de contrôle de leurs moyens et de leurs ressources. Durant donc l’absence des hommes, les femmes se distinguent par leur labeur. L’étude révèle un tableau masculin certes désavantageux, mais souligne en contrepartie l’ampleur de l’implication, voire même de la dévotion de la figure féminine, à travers le travail harassant qu’effectuent les femmes au quotidien dans le secteur informel.
Bibliographie
Soto (H. de), (1986). L’Autre sentier. La révolution informelle, Paris, La Découverte.
Williams, C. C. et NADIN S., (2010). Entrepreneurship and the Informal Economy : An Overview », Journal of Developmental Entrepreneurship, 15 (4), p. 361-378.
Boccella, N. M., & Billi, A. (Eds.). (2005). Développement, inégalités, pauvretés. KARTHALA Éditions.
Akinboade, O. A. (2005). Les femmes, la pauvreté et le commerce informel en Afrique orientale et australe. Revue internationale des sciences sociales, (2), 277-300.
Narayan, D., RAJ, P., Kai. S., Rademacher, A., Koch-Schulte, S., (2000). La parole est aux pauvres : écoutons-les, Banque internationale pour la reconstruction et le développement/Banque mondiale
David, O. et Sechet, R., (2004). Les familles monoparentales, des familles comme les autres mais des parents plus vulnérables. In Communication au Colloque Femmes et insertion professionnelle, Le Mans (Vol. 13, p. 14).
Bwira, D. S. et Andema, Y. R., (2021). Le travail de la femme mariée et la stabilité des ménages à Bukavu, Revue DJIBOUL Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire, No 001, Vol.4, pp. 387 – 404.
Cet article de vulgarisation est tiré de l’article scientifique intitulé : Les rapports sociaux de genre à l’épreuve de la précarité dans la ville de Ouagadougou
Auteur : SAWADOGO Honorine Pegdwendé
Institut des Sciences des Sociétés du Centre National de la Recherche scientifique et technologique de Ouagadougou — INSS/CNRST
Ouvrage collectif : Genre, société et développement en Afrique, En hommage au Pr BADINI/KINDA Fatoumata, Sous la direction de : Sawadogo-Compaoré Éveline, Sigué Moubassiré, Bacyé Yisso Fidèle, Rouamba-Ouédraogo Valérie, pp. 221-243. ISBN : 978-2-336-43571-8
Source: LeFaso.net
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