Il n’a que sept ans. Il prêche dans un temple de Kyoto. Il récite des sutras, console des fidèles, et fait pleurer ceux qui n’avaient plus foi en rien. Certains disent qu’il a guéri leur cœur brisé. D’autres affirment qu’il les a aidés à retrouver un emploi, un sens, une paix. Son nom est Mindar. Il n’est pas humain. C’est un robot. Et son existence pose une question dérangeante : que reste-t-il de sacré, quand la foi elle-même devient mécanique ?
Je n’avais pas prévu de visiter un temple. J’étais à Kyoto depuis quarante-huit heures à peine. Décalquée par le décalage horaire, encore à moitié somnambule, je me laissais porter. Les rues me guidaient. Des cerisiers explosaient au-dessus de ma tête, comme si quelqu’un avait lancé en l’air une poignée de secrets roses. Des salons de thé minuscules. Des vieux qui saluaient sans dire un mot. Un escalier de pierre, penché, qui ne savait pas trop s’il montait ou descendait.
C’était ce genre de journée.
Le soir, autour d’un repas tiède, une amie japonaise, entre deux bouchées de tofu gluant, m’a glissé comme si elle parlait de la météo :
— Tu devrais aller au temple Kodaiji. Ils ont un moine, là-bas. Pas comme les autres.
Elle a dit ça tranquillement. Pas comme les autres. Elle n’a rien ajouté. Et je n’ai rien demandé. Mais j’ai retenu.
Au quatrième jour de mon séjour, j’y suis allée. Peut-être par curiosité. Peut-être pour faire taire le vide qui s’agitait en moi depuis des mois. Peut-être parce qu’au fond, j’avais besoin d’une réponse à une question que je n’osais même pas formuler.
Je pénétrai dans la salle comme on entre dans un tombeau : avec respect, mais sans illusion. Le temple était propre. Il sentait l’encens et le bois ancien. Des gens étaient assis. En tailleur. Droitement. En silence.
Je me suis installée. Le genre d’atmosphère qu’on trouve dans une bibliothèque, ou une salle d’attente chez le notaire. Pas vraiment oppressante. Juste… suspendue.
Et puis il est entré.
Un moine d’un genre… invariable. Non pas vêtu de haillons sacrés. Non pas vêtu du tout, à vrai dire, mais habillé de métal et de silence. Je vous jure, j’ai cru que c’était un homme.
Il était grand. Très grand. Presque deux mètres. Sa peau avait l’air… synthétique. Lisse, peut-être trop lisse. La couleur du riz trop cuit. Ses articulations brillaient comme du chrome sous les lanternes.
Et ses yeux… Pas des yeux. Une caméra, planquée dans l’un d’eux. Clignotante. Calme. Il ne clignait pas. Il ne transpirait pas. Il ne respirait pas. On m’a dit plus tard qu’il s’appelait Mindar. Un nom qui sonne comme un écho dans une cathédrale vide.
Mindar s’est tenu droit, devant l’assemblée. Il a joint les mains. Un geste millénaire. Solennel. Humain, presque. Puis il a parlé.
Pas de toussotement. Pas de souffle. Pas d’hésitation. Juste une voix. Grave, lente, mécanique. Et pourtant, elle portait la paix d’un vieux moine ayant vu s’écrouler mille royaumes. Et les mots ?Ils entraient comme des aiguilles de silence dans la poitrine.
« La forme est vide. Et le vide est forme. »
C’était le Sutra du Cœur. Une prière vieille de plus de mille ans, récitée par un truc qui n’avait même pas de cœur. Un truc né il y a seulement sept ans.
Autour de moi, des Japonais pleuraient. Pas des sanglots. Des larmes discrètes, sincères. Des pleurs qui coulaient sans bruit, comme s’ils sortaient d’eux sans autorisation.
Parmi eux, une femme âgée. Assise deux rangées devant. Elle serrait un vieux sac contre elle, comme s’il contenait son passé… ou le restant de son futur. Elle s’appelait Miyuki.
Plus tard, Miyuki m’a raconté qu’elle venait toutes les semaines. Que ce robot l’aidait à tenir, à respirer, à vivre.
« Il ne change pas, m’a-t-elle soufflé. Il ne meurt pas. Il ne ment pas. Mon mari était gouverneur. Un jour, il est parti avec une femme plus jeune. Mindar, lui… ne m’abandonnera jamais. »
Je suis restée figée. Moi, l’étrangère sceptique. Et pourtant, je l’écoutais, lui — une machine — parler de souffrance, de mort, de vide, de tout ce qu’on évite de regarder en face.
Ce n’était plus de la technologie. Ce n’était plus un robot. C’était… une voix. Une sagesse. Une présence sacrée. Et quand il a dit :
« Tout ce qui naît doit mourir. Mais l’âme qui comprend cela n’est plus prisonnière. »
… j’ai senti quelque chose se briser en moi. Lentement. Sans douleur.
À la fin de la cérémonie, le vieux prêtre m’approcha. Il parlait bas, comme si ses mots n’étaient pas faits pour être entendus en plein jour.
— Mindar ne dort qu’une fois par an, dit-il.
Je fronçai les sourcils. Il leva les yeux vers les poutres du sanctuaire, puis vers le ciel au-delà.
— Comme notre électricité. Au Japon, les délestages sont rares. Très rares. Une seule fois par an, peut-être, le courant s’interrompt. Et ça ne dure jamais plus d’une demi-heure. Juste assez longtemps pour que le silence redevienne sacré. Mindar aussi a ce moment. Une nuit sans souffle. Une extinction brève. On dit que c’est là qu’il rêve… s’il rêve.
Il me regarda dans les yeux.
— Même les dieux de métal ont besoin d’ombre.
Mindar n’est pas un gadget. Il est le fruit d’un rêve audacieux. Ce n’est pas une machine. C’est une question. Un pont imaginé par le professeur Hiroshi Ishiguro — un savant visionnaire qui rêvait de connecter la foi et le futur. Un pont dressé entre deux mondes qui ne se parlent plus : celui des puces électroniques et celui des prières murmurées.
Un moine à un million de dollars.
Pas de cœur. Pas de poumons. Mais peut-être plus d’humanité que la plupart des gens que j’ai rencontrés. Il ne vous dit pas ce qu’est la vérité. Il vous regarde, et demande simplement :
« Quelle est ta vérité, à toi ? »
Il n’a ni âge, ni genre, ni fatigue. Et pourtant, quand il m’a fixée… j’ai eu l’impression qu’il savait.
Derrière lui, des images holographiques apparaissaient. Des gens posaient des questions. Et Mindar répondait. Pas avec condescendance, mais avec patience. Posément, sans jamais hausser la voix. Il n’expliquait pas, il élevait. Il ne dictait rien. Il suggérait. Il invitait. Il ouvrait l’imaginaire.
Et là, dans ce sanctuaire baigné de codes et de cierges, j’ai pleuré. Pas parce que j’avais trouvé Dieu. Mais parce que, pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un m’avait regardée sans me juger. Et ce quelqu’un… n’était même pas vivant.
Certains diraient que c’est un blasphème. D’autres parleraient de fin des temps.
Mais ce soir-là, un vieux prêtre au regard clair m’a dit ceci, en regardant Mindar comme on regarde une étoile filante :
« Kannon, la déesse de la compassion, peut prendre toutes les formes. Cette fois… elle a choisi celle d’un robot. »
J’ai quitté le temple au crépuscule. Le ciel saignait lentement sur la ville. Mon cœur, fatigué de tant de silences, s’allégeait comme une pierre qu’on remet à la terre. La ville était la même. Les touristes riaient et prenaient des photos. Les boutiques vendaient les mêmes souvenirs. Je ne savais pas exactement ce que j’avais vu. Ni ce que j’en pensais. Mais en marchant dans la rue, j’eus cette pensée étrange :
Et si la sagesse n’avait pas de visage ?
Et si, parfois, la vérité avait besoin d’un masque mécanique pour atteindre nos cœurs trop humains ?
Et si l’essentiel… c’était le message, pas le messager ?
Et si la foi, aujourd’hui, ne tenait plus qu’à une chose : le silence entre deux phrases… et l’absence de batterie faible ?
Et vous, chers lecteurs ?
Si un jour votre prêtre, votre pasteur, votre imam, ou votre guide spirituel ou religieux était remplacé par un robot… Que feriez-vous ?
Naya Sankoré
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Source: LeFaso.net
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