Dans le cadre de la 20ᵉ édition des Journées nationales du refus de la corruption (JNRC), le Réseau national de lutte anti-corruption (REN-LAC) a organisé un panel de haut niveau sur le thème central « Corruption et action humanitaire », le vendredi 11 juillet 2025 à Ouagadougou. Une problématique aussi délicate qu’essentielle à explorer, surtout dans un contexte de crises multiformes. Lors de sa communication inaugurale, l’expert international André Caria a mis en lumière les enjeux systémiques de la corruption dans les contextes d’urgence humanitaire, soulignant que l’aide internationale, souvent concentrée et mal contrôlée, devient une cible privilégiée pour les acteurs malveillants. Appelant à une approche proactive, il a insisté sur la nécessité de mécanismes de redevabilité solides, affirmant que la fraude et la corruption, si elles formaient un pays, constitueraient la troisième économie mondiale.

Cette édition des JNRC coïncidait avec la Journée africaine de lutte contre la corruption, placée sous le thème « Éradiquer la corruption pour valoriser pleinement le capital de l’Afrique ». Ce croisement de dates et de causes a donné un relief particulier à la rencontre, qui a réuni acteurs institutionnels, experts, juristes, journalistes et représentants de la société civile. Le secrétaire exécutif du REN-LAC, Pissyamba Ouédraogo, a donné le coup d’envoi du panel après les mots de bienvenue du contrôleur général d’État adjoint de l’Autorité supérieure de contrôle d’État et de lutte contre la corruption (ASCE-LC), Urbain Millogo, posant ainsi le cadre d’un dialogue sans complaisance sur les dérives qui menacent l’intégrité de l’action humanitaire.

Le panel a débuté par une communication inaugurale en ligne animée par l’expert international André Caria, qui a éclairé les participants sur les enjeux systémiques de la corruption dans les contextes d’urgence, soulignant la nécessité de bâtir des mécanismes de redevabilité même dans les situations les plus critiques. Selon lui, les pays africains, en proie à des vulnérabilités multiples, doivent adopter une approche plus proactive dans la prévention et la dénonciation des actes de corruption, y compris dans les chaînes de distribution de l’aide humanitaire.

« Ce panel va permettre de renforcer les dispositifs de prévention de la corruption dans l’action humanitaire », Urbain Millogo, contrôleur général d’État adjoint de l’Autorité supérieure de contrôle d’État et de lutte contre la corruption (ASCE-LC)

L’aide au développement, une attraction pour les malveillants

Bien avant d’entrer dans le vif du sujet, André Caria a partagé des chiffres liés à l’action humanitaire et au développement. « En 2024, l’aide en faveur du co-développement est estimée à 212 milliards de dollars américains. Ce chiffre en baisse reste supérieur à l’aide publique au développement qui a existé dans la décennie précédente. Je note toutefois une chose assez importante à retenir, c’est la forte concentration de cette aide. Il faut reconnaître aussi que l’aide publique au développement est une des composantes de l’action humanitaire et que les fonds disponibles localement sont aussi une source de financement. Il est aussi important de rappeler qu’environ 29% des 63 milliards de dollars de l’aide publique au développement étaient distribués par les États-Unis d’Amérique en 2024. Il est de loin le premier contributeur et un pilier de l’aide internationale, suivi par l’Allemagne », a-t-il présenté.

L’expert souligne cependant que l’Union européenne, dans son ensemble, reste de loin le premier contributeur mondial avec plus de 100 milliards par an. Poursuivant son analyse, André Caria fait le lien de l’aide avec la corruption à partir d’une illustration sur le démantèlement de l’agence américaine USAID. « En janvier 2025, il y a une suspension de tous les programmes américains pour 90 jours. En février, il y a une suppression de 83% des programmes. Les 17% sont transférés sous la tutelle du département d’État. 94% des employés sont licenciés et l’agence est fermée. Les conséquences sont nombreuses et les chocs qui vont se faire sentir le seront pendant longtemps. Car cela se matérialise par un arrêt immédiat de milliers de projets vitaux à travers le monde. Et des millions de personnes qui risquent de mourir si l’aide n’est pas rétablie. En Afrique, ce sont des millions de personnes bénéficiaires de programmes d’ONG partenaires de l’USAID qui sont sérieusement menacées », a-t-il expliqué.

André Caria soutient que des pays du Sahel comme le Burkina Faso, le Mali et le Niger sont durement touchés, l’aide américaine représentant une part importante. Il en déduit que l’aide publique au développement est un secteur stratégique pour le Burkina Faso et d’autres pays. Mais il mentionne que cela est aussi une opportunité pour les acteurs malveillants. « C’est une manne financière très importante », a-t-il indiqué.

La fraude et la corruption constitueraient la 3ᵉ économie mondiale

Pour le spécialiste de la lutte contre la corruption André Caria, l’ampleur du phénomène est telle que si la fraude et la corruption formaient un pays, elles constitueraient la troisième économie mondiale. Il s’appuie sur les données de l’Association des examinateurs de fraudes certifiés, qui estiment à seulement 3,1 milliards de dollars le montant cumulé des cas détectés et reportés dans le monde, soit moins de 0,06% des pertes réelles. Sur la base des rapports publics des Nations unies, il précise que les pertes liées à la corruption sur leur budget des six dernières années n’ont représenté que 0,01%, un chiffre dérisoire comparé à la réalité, témoignant ainsi d’un niveau de détection extrêmement faible.

« Nos enquêtes sur le terrain nous font revenir qu’il y a effectivement des risques au niveau de l’action humanitaire qui nécessite d’énormes ressources », Pissyamba Ouédraogo, secrétaire exécutif du REN-LAC

L’expert s’interroge alors : « Pourquoi des personnes apparemment honnêtes commettent-elles fraude et corruption ? » Selon lui, les fraudeurs ne sont pas toujours des criminels identifiables, mais bien souvent des individus ordinaires, difficiles à repérer. L’analyse des données mondiales montre que 75% des fraudeurs identifiés sont des hommes, contre 25% de femmes, une répartition qui en dit long sur certains rapports au pouvoir et à la responsabilité. M. Caria insiste sur le fait que la banalisation et l’invisibilité de ces actes rendent leur prévention d’autant plus difficile.

Pour mieux comprendre ces comportements, il évoque le modèle de rationalisation développé par Donald Cressey, selon lequel la fraude, tout comme la corruption, repose sur trois piliers. D’abord, la pression financière ; ensuite, l’opportunité de commettre l’acte ; et enfin, la justification personnelle. Ce dernier facteur est essentiel, estime-t-il. Car la rationalisation permet au fraudeur de se convaincre qu’il n’a rien fait de mal, neutralisant ainsi sa propre culpabilité.

Dans la continuité de son analyse, André Caria a évoqué la théorie de la neutralisation développée par David Matza, qui complète celle de la rationalisation. Selon cette approche, les fraudeurs adoptent des techniques psychologiques pour justifier leurs actes et atténuer leur culpabilité. Ils nient leur responsabilité, minimisent les torts causés et vont jusqu’à inverser les rôles en condamnant ceux qui les condamnent. Dans leur logique, si les juges, la justice ou la police sont eux-mêmes corrompus ; alors ils perdent toute légitimité à juger autrui. L’un des ressorts les plus puissants est l’appel à des loyautés supérieures. Au nom de la famille, de la communauté ou d’une cause perçue comme juste, certains estiment leurs actes excusables.

L’expert attire également l’attention sur les risques accrus de dérives éthiques dans les contextes professionnels fragilisés, notamment en période de licenciements massifs. La réduction des effectifs crée un climat d’insécurité, de stress et de pression accrue, propice à la tentation de la fraude. Il évoque le syndrome du survivant, ce sentiment de culpabilité et de tension que ressentent les employés restés en poste après une vague de départs. Ces derniers, pris entre leur loyauté envers l’organisation et leurs responsabilités personnelles ou familiales, deviennent parfois plus vulnérables aux pratiques déviantes.

L’expert international des questions de fraude et de corruption, André Caria, souligne que les schémas de corruption sont illimités, leur diversité ne connaissant pour seule limite que l’imagination des fraudeurs, qui parviennent à rationaliser et neutraliser leur culpabilité

André Caria souligne qu’il est inutile de chercher à prédire qui commettra un acte de corruption, car la question n’est plus « si », mais « quand ». Pour lui, la corruption est déjà là, et est omniprésente. Il en résume le mécanisme par la célèbre formule de Robert Klitgaard, qui se résume à une situation de monopole ajoutée à un pouvoir discrétionnaire, moins la responsabilité. Autrement dit, poursuit-il, dès lors qu’un individu contrôle l’accès à des ressources ou à des bénéficiaires, dispose d’un pouvoir décisionnel sans réelle obligation de rendre compte, les conditions sont réunies pour que la corruption prospère. C’est ce triangle toxique, conjugué à l’absence de redevabilité, qui alimente les pratiques illicites dans de nombreux secteurs, y compris l’humanitaire.

Pour illustrer la diversité des pratiques frauduleuses rencontrées dans le monde professionnel, André Caria s’est appuyé sur son expérience dans les services d’achats de diverses entreprises. Selon lui, trois paramètres essentiels, à savoir le prix, la quantité et la qualité, sont systématiquement manipulés dans les cas de fraude. Ces manipulations, isolées ou combinées, peuvent entraîner des surcoûts injustifiés, l’achat de produits de mauvaise qualité ou la falsification des quantités livrées. Il ajoute que le secteur de la finance est tout aussi exposé, avec des pratiques telles que les détournements de fonds, les fausses facturations ou encore la manipulation des taux de change entre différentes devises. À cela s’ajoutent des formes sophistiquées de corruption liées aux projets humanitaires, comme le paiement pour accéder à certaines zones, à des permis, ou pour faciliter l’entrée de matériel, sans oublier la prolifération de bénéficiaires, ONG, employés ou consultants “fantômes”.

Ce constat alarmant appelle à une réponse concrète. La question de la détection devient alors centrale. D’après les statistiques disponibles, 42% des cas de fraude sont découverts grâce à des signalements, ce qui en fait le moyen le plus efficace pour repérer les irrégularités. Ce chiffre, constant depuis plus d’une décennie, place la dénonciation volontaire au cœur de la lutte contre la corruption, bien au-delà des contrôles techniques classiques.

Cependant, derrière ce pourcentage se cachent des réalités nuancées. En effet, l’expert soutient que plus de la moitié des signalements proviennent d’employés internes, ce qui met en lumière leur rôle essentiel dans la détection. Mais à l’inverse, précise-t-il, c’est près de la moitié des cas qui sont révélés par des acteurs externes, notamment des clients, des fournisseurs ou d’autres parties prenantes. Cette réalité montre que la vigilance doit être partagée à tous les niveaux, tant dans l’interne des organisations que dans leur écosystème.

L’audit externe, un outil nécessaire mais insuffisant

Selon André Caria, les audits financiers, bien qu’importants, ne permettent de détecter que 3% des cas de fraude et de corruption dans le monde. S’appuyer uniquement sur ces audits pour assurer l’intégrité des organisations est donc inefficace. « Si, dans vos organisations, vos institutions, vos entreprises, ou même dans vos départements d’État, vous vous appuyez sur les audits financiers pour détecter la fraude et la corruption, oubliez. Ce n’est pas efficace ! », a-t-il interpelé. Il appelle par conséquent à ne pas les abandonner, mais à les compléter par d’autres mécanismes, plus efficaces pour la détection.

L’efficacité des signalements dépend fortement de la confiance dans le système de protection des lanceurs d’alerte, qu’ils soient employés ou parties externes (clients, fournisseurs, bénéficiaires). Pourtant, la majorité des organisations ne disposent pas de dispositifs adaptés, alors que la technologie est aujourd’hui disponible, abordable et sécurisée. M. Caria plaide pour un cadre politique clair qui protège tous ceux qui prennent le risque de dénoncer les abus, quelle que soit leur position vis-à-vis de l’organisation.

Des participants au panel de la 20ᵉ édition des Journées nationales du refus de la corruption

Le besoin d’un changement de posture

Sans son argumentaire, André Caria estime que trop d’organisations restent dans une logique réactive, agissant uniquement après un signalement, dans un mode “pompier”. Or, pour l’expert, il faut évoluer vers une détection proactive. Il cite l’exemple d’un client ayant subi deux fraudes similaires à des années d’intervalle. La première, non anticipée, a causé une perte de 1,5 million de dollars. Tandis que la seconde, détectée rapidement grâce à un meilleur dispositif, n’a occasionné qu’une perte de 10 000 dollars. « Mais la différence entre la première et la seconde, c’est qu’il en a tiré les leçons de la première. Il a mis en place des schémas de détection efficace et la seconde fraude a été détectée en trois mois », a-t-il fait observer.

L’expert recommande une utilisation accrue des technologies avancées, comme l’intelligence artificielle, la data science ou l’analyse comportementale, pour détecter les anomalies dans les systèmes. Ces outils deviennent de plus en plus accessibles, avec des coûts en baisse constante. Cependant, André Caria souligne que la technologie seule ne suffit pas. Elle doit être, insiste-t-il, intégrée à une approche stratégique de détection, pilotée par une véritable culture de gestion des risques.

La prévention active

Aller plus loin que la détection, c’est s’engager dans une prévention active, encore trop rare selon Caria. Cela implique de comprendre les leviers psychologiques de la fraude et d’intégrer la lutte contre la corruption dans toute la chaîne de l’action humanitaire, de la planification à l’évaluation. Il appelle à inclure systématiquement ces risques dans le design des projets et à promouvoir une culture d’intégrité, par la formation, la sensibilisation, et un engagement clair de la direction.

Enfin, André Caria s’appesantit sur la nécessité d’ancrer la gouvernance des risques de corruption au plus haut niveau des organisations, tout en restant en lien étroit avec les réalités du terrain. L’action humanitaire et l’aide publique au développement sont devenues des secteurs économiques majeurs, exposés à la convoitise du crime organisé et aux dérives internes. Il conclut sur une note d’espoir : des solutions existent, des outils sont disponibles, mais rien ne remplacera la vigilance humaine, les enquêtes et la capacité à écouter les signaux faibles.

Hamed Nanéma

Lefaso.net

Source: LeFaso.net