Professeur Gervais Gnaka Lagoké enseigne l’histoire et les études panafricaines à Lincoln University. Défenseur des causes africaines…, et comme pour corroborer sa démarche, il s’est positionné depuis des années maintenant comme porteur et promoteur de la philosophie ‘’Ubuntu », qui fait d’ailleurs l’objet d’une œuvre intitulée : « Le Panafricanisme d’Hier à Demain et la philosophie Ubuntu ». En séjour au Burkina, début juillet 2025, l’inlassable Professeur Gervais Gnaka Lagoké a effectué un déplacement à la rédaction de Lefaso.net, d’où il s’est également prononcé sur l’actualité “AES” (Alliance des États du Sahel), la philosophie Ubuntu, le tout, en corrélation avec le panafricanisme. Bonne lecture !

Lefaso.net : Vos multiples casquettes nous obligent à demander dans quel cadre se situe ce présent séjour ici au Burkina Faso ?

Gervais Lagoké Gnaka : Je suis panafricaniste ; j’ai travaillé pendant des années à contribuer à redynamiser le panafricanisme avec des amis et avec ce qui se passe dans les pays de l’AES, la première opportunité que j’ai eue, pour venir voir moi-même, de mes propres yeux, tout ce qu’on entend de beau sur le Burkina Faso, écouter les uns et les autres, et pour pouvoir visiter le Mémorial Thomas Sankara, dans la mesure où dans le travail que nous faisons, nous avons contribué à la préservation de son héritage politique, aux USA. Nous étions donc contents de voir que le Mémorial a finalement commencé à fonctionner. Donc, pour toutes ces considérations, il fallait que je sois au Burkina. Donc, quand j’ai eu la chance d’être en Afrique de l’Ouest, du Ghana, il fallait que je sois au Burkina. Voici la raison de ma présence ici, au Burkina.

Vous parlez de l’AES, en quoi ce qui s’y passe aujourd’hui est d’un intérêt pour vous ?

Pour avoir travaillé dans le cadre du panafricanisme, nous avons souhaité qu’il y ait des leaders africains à l’image de Patrice Lumumba, Kwamé Nkrumah, Nelson Mandela, Thomas Sankara … Et, pour une raison ou pour une autre, beaucoup de leaders africains n’ont pas le courage de se libérer du joug de la France. Donc, avec la volonté d’une révolution panafricaine, qui a commencé avec le Mali, qui a touché le Burkina Faso, puis le Niger ; ce qu’on peut appeler la révolution panafricaine des pays de l’AES, c’est une des expressions du panafricanisme, c’est une des expressions des rêves, des vœux de Kwamé Nkrumah, qui est considéré comme le plus grand panafricaniste sur le continent africain, de voir qu’il y a une unité organique qui se met sur pied pour revendiquer le panafricanisme, la souveraineté politique, économique et culturelle de l’Afrique. C’est important pour tout panafricaniste ou pour toute personne qui veut que l’Afrique change, que l’Afrique soit souveraine.

Vous avez cité des devanciers comme Patrice Lumumba, Kwamé Nkrumah, Nelson Mandela, Thomas Sankara …, vous êtes dans la suite de cette génération, et il y a cette nouvelle vague avec les pays de l’AES. Dites-vous maintenant que le combat que vous meniez commence à payer avec la mobilisation que suscite la dynamique au sein des pays de l’AES ?

Quand des amis et moi avons lancé certaines initiatives aux USA pour contribuer à la redynamisation du panafricanisme, les gens estimaient que nous perdions notre temps, dans la mesure où pour eux, le panafricanisme était une idée morte, qu’on était des rêveurs ou des illuminés. Mais, par rapport à nos recherches, notre passion pour l’Afrique et à ce qu’on sait du panafricanisme, on était convaincu que tôt ou tard, le panafricanisme allait être en vogue ; c’est une idée éternelle. Donc, ce qu’on a vécu à un moment comme hibernation, cela s’est déjà vu en Afrique, quand après le congrès de 1927 à New-York, les gens ont pensé que le panafricanisme était mort. Mais avec l’invasion de l’Éthiopie en 1935, ça a relancé l’idée panafricaniste ou l’idée panafricaine.

Donc, par rapport à cette connaissance, on a toujours su que tôt ou tard, les choses allaient se passer. Mais, il y a aussi le fait que les gens avaient une mauvaise lecture, il y avait déjà des expressions du panafricanisme sous leurs yeux. Par exemple, la lutte pour l’affaire de l’apartheid, et pour ne pas parler de Maurice Rupert Bishop (homme politique et révolutionnaire) à l’île de Grenade, Jerry Rawlings, Thomas Sankara et Mouammar Kadhafi après. Tout cela, ce sont des manifestations panafricanistes. Mais les gens ne pensaient pas que c’était le panafricanisme. Nous voyions avec des lunettes que, eux, n’utilisaient pas. C’est cela qui nous encourageait, et nous sommes arrivés à la conclusion que, pour que le panafricanisme passe à une autre étape, il faudrait qu’il y ait des leaders qui le revendiquent.

Le panafricanisme est devenu du panafricanisme quand Kwamé Nkrumah a pris le pouvoir au Ghana en 1957, qu’il a accéléré la lutte et que des leaders comme Julius Nyéréré sont arrivés au pouvoir en Tanzanie. Donc, on s’attendait à cela, et c’est arrivé. La réalité est qu’à l’intérieur de chaque Africain gît un panafricanisme, c’est cela la réalité. C’est parce qu’on a été tellement déçus de nos leaders, sinon en chaque Africain gît une âme panafricaniste. Donc, quand ils ont pu reconnaître cela dans les leaders de l’AES, quelles que soient leurs limites, quelle que soit leur impréparation, quel que soit tout ce que les gens peuvent dire, les Africains les ont reconnus et c’est pour cela qu’ils sont aussi célébrés.

Il est de notoriété qu’il n’y a pas de développement réflexions, idées et le reproche majeur que certains font de la dynamique AES, c’est le manque d’idéologie, une sorte de feuille de route. Fort de votre expérience, quelle peut être votre contribution dans le sens d’un contenu idéologique ?

Quand je suis entré au programme de doctorat, à Howard University, à Washington DC, celui qui allait devenir mon directeur de thèse, un monsieur des Caraïbes, un homme d’une grande culture, qui a écrit beaucoup de livres, qui a travaillé dans les institutions internationales, quand je lui ai dit que je voulais écrire sur l’intégration africaine et économique, il m’a dit de m’intéresser à tel ouvrage de Cheick Anta Diop, mais surtout, d’essayer de m’intéresser à la philosophie Ubuntu. C’est la première fois j’entendais cela, et c’était en 2002. Et voilà la logique qu’il a développée : les politiques publiques qu’on conçoit pour les peuples doivent s’inscrire, s’inspirer des valeurs culturelles des populations pour lesquelles on les conçoit.

Il m’a dit que les Chinois, avant le communisme, ont eu le confucianisme, qu’en Europe de l’Est, ils ont le socialisme, le monde occidental a le libéralisme ou le capitalisme et qu’en Afrique, on pourrait réfléchir à la philosophie Ubuntu. J’ai aimé Nelson Mandela, je l’ai suivi depuis jeune, mais c’est la première fois que j’entendais « Ubuntu », en 2002. J’étais déjà panafricaniste, je voulais étudier le panafricanisme et c’est comme cela que depuis cette date, j’ai compris qu’il y a une question fondamentale dans les domaines des politiques publiques, de la pensée politique, du développement international, une équation importante à résoudre, et mon directeur de thèse venait de me donner cette équation-là. La même chose avec le panafricanisme ; souvent, on voit Kwamé Nkrumah dire qu’il faut bâtir les Etats-Unis d’Afrique, mais sur la base du socialisme, parce qu’il y a une équation qu’il faut résoudre.

Quand on fait le développement intégré de l’Afrique, quand on fait le panafricanisme, c’est autour de quelle idéologie ? Ça, c’est un débat que, malheureusement, beaucoup de mouvements panafricains n’ont pas réglé. Donc, moi, j’ai eu le privilège d’entendre cela d’un grand monsieur, et c’est pour cela que pour ma thèse et pour le développement du panafricanisme au XXIè siècle, nous avons tenté de résoudre cette équation avec la philosophie « Ubuntu », qui venait d’être mentionnée par mon directeur de thèse. Les autres, les Occidentaux, défendent leurs valeurs culturelles, et c’est par rapport à cela ils font les guerres que nous voyons, au-delà du profit et de l’hégémonie.

Donc, pour revenir à l’expérience de l’AES, nous avons, non pas un reproche, mais une remarque, une observation que nous faisons, qu’il n’y a effectivement pas d’idéologie qu’ils aient revendiqué (ni au Mali, ni au Niger ni au Burkina Faso). On a entendu le capitaine Ibrahim Traoré parler de Révolution populaire progressiste, bien-sûr, mais ce n’est pas une idéologie, c’est peut-être un projet. Donc, dans la tentative de résoudre cette équation, nous avons découvert la philosophie Ubuntu qui met l’accent sur l’humanisme, la solidarité, l’intégrité, la compassion, l’inter-connexion, l’inter-dépendance, cette philosophie que les leaders, comme Nelson Mandela, ont utilisée pour mettre fin à l’apartheid et tenter de reconstruire une société reconciliée avec elle-même en Afrique du Sud, multiculturelle et multiraciale.

Cette philosophie Ubuntu qui, au départ était considérée comme une philosophie de l’Afrique du Sud, puis de l’Afrique australe, or c’est une philosophie africaine. On l’appelle Ubuntu dans les langues Nguni en Afrique du Sud et en Afrique australe, mais quand on commence à faire des recherches, on voit que la racine “untu” se retrouve un peu partout. Nous, ce que nous proposons, c’est que cette philosophie Ubuntu qui contient la double phonologie avec ses différentes variations, puisse servir de fondement philosophique. Je vais donner quelques noms, et vous verrez qu’on va arriver tout à l’heure avec les pays de l’AES.

Au Botswana, ça s’appelle “boto”, en Lingala ‘’bomoto”, chez les Akan “Mbuntu »…, et chez vous ici au Burkina Faso, c’est ça que Thomas Sankara a pris et a changé le nom du pays : Burkindi. Donc, nous estimons que les Burkinabè devraient pouvoir revendiquer le ‘’Burkindi”. On peut convoquer tous les intellectuels burkinabè, afin qu’ils réfléchissent à comment on pourrait dessiner les fondements d’une économie ‘’burkindi”, qui pouvait servir d’idéologie au Burkina Faso, qui pouvait être partagée par les Maliens ou bien par les Nigériens. Ou bien chez les Maliens, ils ont “Mahaya”, que Joseph Ki-Zerbo appelle ‘’humanitude” ou encore “mutum” chez les Haoussa au Niger.

C’est ce que nous partageons, c’est le sens du travail que nous faisons et il faut que les gens comprennent que les Occidentaux ont dénié à l’Afrique, la capacité de raison, et ils estiment qu’il faut imposer leur raison, leur paradigme et leur vision du monde. Le combat que nous menons, ce n’est pas seulement la reconquête de notre souveraineté économique. Oui, les richesses, on doit les contrôler, mais surtout notre mode de vie. Pour citer un auteur, je dirais que l’idéologie est importante, parce qu’elle permet de cristalliser les passions.

Vous avez employé l’expression “feuille de route” ; effectivement, quand on a une idéologie, c’est une feuille de route. Ça donne un sens de direction, ça rappelle l’histoire, ça met l’accent sur l’identité culturelle et ça met en place le cadre autour duquel, dans lequel et à travers lequel, on va décider des différents aspects de comment est-ce qu’on se gouverne. Voilà ce que nous voulons faire comprendre. Oui, il y a de bonnes choses. Mais, comme on le dit en anglais “we’re not there yet” (on n’est pas encore arrivé là-bas). C’est pour cela que Sankara parlait de socialisme.

Quand on parle de “Ubuntu”, c’est qu’on revendique l’héritage politique de Nelson Mandela, …. de Thomas Sankara qui n’a pas eu l’occasion d’articuler “Burkindi”, mais qui l’a jeté comme un pavé et c’est à cause de lui qu’on entend Burkina. C’est une expression d’un acte de décolonisation des paradigmes, des modes opératoires. C’est de cela qu’il s’agit, quand on parle de “Ubuntu”. Donc, la décolonisation et la reconquête de la souveraineté impliquent la reconquête de nos propres paradigmes. C’est ainsi qu’on bâtit la conscience collective ; elle fait partie de la mémoire historique, la continuité historique, de l’unité culturelle et linguistique des peuples africains. C’est ce que nous proposons.

Et vous avez porté tout cela dans un ouvrage, ‘’Le Panafricanisme d’Hier à Demain et la philosophie Ubuntu”. Alors, panafricanisme et philosophie, quel est le lien qu’on peut établir ?

Ubuntu est une philosophie et une idéologie politique. Ici, quand on parle de la philosophie Ubuntu, on l’utilise plus comme une idéologie politique au service du panafricanisme. Mais, elle est multi-dimensionnelle ; c’est une valeur, un mot, une façon de vivre, une vision, une vision du monde…, parce qu’avec le néolibéralisme que nous voyons, et tel que les Occidentaux fonctionnent, quand on vient avec Ubuntu et toutes les valeurs similaires, comme le collectivisme, la solidarité, l’humanisme et qui met l’accent sur l’être humain au cœur de tout ce qu’on fait, on a de quoi discuter.

Les réflexions et tentatives ont commencé bien longtemps, mais jusque-là, l’Afrique n’est pas parvenue à avoir une idéologie politique typiquement africaine. Qu’est-ce qui a fait défaut ?

Je rends gloire à Dieu, parce que partout où on passe, il y a des aspects des entretiens qui sont particuliers, et ici, avec les questions que vous soulevez, ça nous permet d’aborder des sujets qu’on n’a pas pu aborder sur d’autres plateaux. Dans les conversations sur la philosophie Ubuntu, ce que les gens doivent comprendre, et vous l’avez dit, c’est que dans un contexte de guerre froide (il y avait le capitalisme opposé au socialisme/communisme), la plupart des leaders africains, même quand ils revendiquaient les idéologies qu’on peut considérer comme étant des idéologies étrangères, ont tous revendiqué la fontaine civilisationnelle culturelle africaine, l’humanisme.

Senghor a parlé de la négritude, Kwamé Nkrumah qui a écrit le ‘’Consciencisme ‘’ politique a mis l’accent sur les valeurs culturelles africaines, même s’il pensait que l’Afrique devait se tourner vers le socialisme (mais la spécificité culturelle africaine était-là). Mais, il y a eu d’autres intellectuels, comme Cheikh Anta Diop qui a mis l’accent sur l’unité culturelle africaine, mais n’a pas adopté une idéologie particulière. D’autres personnes ont fait des travaux sur l’adoption d’une idéologie. Cela nous amène aux travaux de Jordan Ngubané , qui est sud-africain, et qui a été le premier Noir à articuler Ubuntu comme une philosophie et qu’avant lui, il y avait Alexis Kagamé, un prêtre, qui a parlé de Ubuntu, en parlant de la philosophie Bantou.

Mais, celui qui a articulé Ubuntu comme philosophie, c’est Jordan Ngubané. Aussi bizarre qu’on puisse le croire, Mangosuthu Buthelezi, qui était en collaboration avec les Occidentaux en Afrique, quand Mandela était en prison, fait partie des premiers hommes politiques à tester la philosophie de Ubuntu dans l’arène politique en Afrique du Sud. Nelson Mandela, j’ai lu son grand livre, mais je ne crois pas y avoir vu, une référence à Ubuntu (peut-être que j’ai mal lu ou ne me souviens plus, mais quand je suis allé dans l’index, je n’y ai pas vu le mot Ubuntu). Donc, c’est sur le tas que les gens utilisent Ubuntu pour pouvoir faire la réconciliation en Afrique du Sud. Cela est important pour que les gens comprennent un peu le parcours de Ubuntu.

Alors, de toutes les tentatives d’idéologies à proposer, Ubuntu va commencer à s’imposer dans les années 90 et donc, les gens comme nous, et bien d’autres, découvrons cette idéologie et estimons qu’au lieu de l’utiliser seulement pour les politiques publiques ou seulement comme un slogan tel que le font certains, on peut essayer de la théoriser. Donc, des gens ont écrit sur ça, dans le domaine du management, de l’éducation, de la politique, de l’économie…, même si ce n’est pas beaucoup, ce sont ces efforts que nous sommes en train de faire afin que cette philosophie-là rassemble le maximum d’Africains. Elle ne peut pas être l’unique, mais comme chez les Occidentaux, il y en a plusieurs, mais on entend plus parler du capitalisme, parce qu’il a réussi à s’imposer face à d’autres idéologies.

Y-a-t-il des facteurs qui font croire que cette fois-ci sera la bonne ?

Oui, plusieurs raisons. Il y a des Africains qui sont encore attachés au socialisme par exemple, mais ont des difficultés pour l’expliquer aux uns et aux autres. Alors qu’il n’y a pas de débats dans le registre qui constitue notre combat. Quand on rencontre un Burkinabè et qu’on lui dit que “Ubuntu”, ça veut dire “Burkindi”, on n’a pas besoin d’écrire 500 tomes pour expliquer. C’est la même chez les Akans, les Ibos, les Sénégalais, etc. Donc, on se rend compte que là où les gens devraient écrire 500 tomes pour expliquer l’unité culturelle et linguistique de l’Afrique, avec ce mot, qui a différentes variations, on n’a pas besoin de développer tout cela, automatiquement, ça facilite le débat et la conversion devient beaucoup plus souple.

C’est ce que nous sommes en train de faire, et Dieu merci, nous nous connectons à ceux qui pensent comme nous. Ici, je penserais à Jean-Paul Sagadou, prêtre burkinabè de son état, qui vit en Côte d’Ivoire, et qui, lui aussi, fait des travaux exceptionnels sur la philosophie Ubuntu. Nous sommes en partenariat et à chaque fois que l’occasion se présente, nous faisons en sorte que les gens se rendent compte que ce n’est pas le travail d’un seul individu, mais de plusieurs. Des gens que nous connaissons, mais qui n’ont pas voulu comprendre le bien-fondé de ce qu’on faisait, on les surprend dans des vidéos en train de parler de Ubuntu. Et comme pour le panafricanisme, il y a toujours des gens qui viennent et qui en parlent comme un slogan. Donc, tout cela contribue à faire véhiculer la philosophie.

Mais compte-tenu du fait que nous avons senti ce fardeau et que nous sommes un peu mieux préparés que les autres, nous avons testé nos vérités historiques et il y en a que nous avons décidées de déconstruire et nous avons été enrichis également par la contribution des uns et des autres. Nous estimons que par la stratégie que nous avons et grâce au travail que nous faisons avec Jean-Paul Sagadou ou encore avec Ange-David Baïmey, le réseau que nous sommes en train de construire va se renforcer dans les prochaines années. Si nous sommes chanceux que le capitaine Ibrahim Traoré décidait que “Burkindi” devrait être le fondement de la Révolution populaire progressiste ou Ubuntu, compte-tenu de son charisme, de son aura et de l’image qu’il a, vous imaginez…

C’est comme cela que les idéologies s’imposent. Quand les États se saisissent des concepts, ça va plus facilement. Ubuntu est devenu beaucoup plus populaire, un peu à cause de Nelson Mandela, et surtout à cause de Thabo Mbéki qui en a fait l’élément essentiel de sa gouvernance. Le panafricanisme est devenu comme tel, quand Kwamé Nkrumah est devenu le Premier ministre du Ghana et qu’il a revendiqué le panafricanisme et qu’il a commencé à poser des actions sur le panafricanisme. Nous souhaitons vraiment que les gens puissent faire la promotion de Ubuntu, pour qu’elle puisse être le socle de l’expression de l’identité culturelle africaine.

Dans un de vos éléments, vous avez relevé que l’Afrique compte environ 2 000 langues, et que le Bantou renferme, au minimum 500 langues. Est-ce un facteur favorisant ?

Bien-sûr ! Et merci…, parce que j’aurais pu dire cela quand je parlais tout à l’heure ; on a au minimum 2 000 langues en Afrique et les langues bantou, il y en a entre 600 et 900. C’est cela la réalité. Et comme on ne me l’a pas expliqué à l’école, je l’ai découvert moi-même, il n’y a pas très longtemps. Mais imaginez si c’était des choses qu’on avait étudiées. On nous a plutôt fait croire que nous étions si divisés, que nous sommes incapables de nous unir.

C’est dire qu’à partir de là, on pouvait avoir une langue officielle africaine ?

Oui, il y a des gens qui travaillent sur cet aspect. Mais moi, mes recherches ne sont pas encore arrivées sur ce volet. Sinon toutes ces langues-là, il est possible de les rassembler. Imaginons qu’on dise qu’on prend le Swahili, parce que c’est une langue panafricaine qui est très populaire et qui a des mots en commun avec d’autres langues africaines. Donc, nous souhaiterons que les jeunes fassent des recherches par exemple sur ce plan et peut-être qu’un jour, on pourra mettre les langues ensemble. Beaucoup de langues ont la même racine, donc vous voyez que l’Afrique n’est pas aussi divisée ! Cheickh Anta Diop a parlé de cela, quand il a mis l’accent sur l’unité culturelle et linguistique de l’Afrique et des peuples africains.

De votre raisonnement, on retient aussi que les autres ont intérêt à maintenir l’Afrique dans l’ignorance. Or, vous êtes lancé dans un travail d’éveil des consciences. N’avez-vous pas peur d’être combattu ?

Comme on le dit, “on est déjà né” ou encore, “quand c’est dur, seuls les durs avancent”. Donc, on n’a pas le choix. On est combattus parce que quand vous voulez écrire un tel livre, ceux qui ont le pouvoir d’argent et qui font la promotion des idées qu’ils soutiennent, ne vont pas apprécier les idées subversives parce que quand on propose Ubuntu, cela veut dire que le néo-libéralisme ne doit pas être le paradigme pour construire le développement international.

C’est ce que nous sommes en train de faire. C’est une déconstruction, et ce n’est pas un seul pays qui doit le faire. Les gens vont nous combattre, mais Thomas Sankara l’a dit : “Tuez Sankara, des milliers de Sankara naîtront ». Pour simplement dire qu’on ne peut pas tuer les idées. C’est parce qu’il y a eu Kwamé Nkrumah, Nelson Mandela, Thomas Sankara,… que nous sommes-là, et si les gens estiment que ce que nous sommes en train de proposer est une contribution pour mieux organiser les sociétés africaines, ils peuvent le porter à un autre niveau.

Les idéologies classiques (communisme, social-démocratie, libéralisme…) ont, chacune, un élément-phare. L’idéologie Ubuntu, sur quoi est-elle centrée ?

L’être humain est au cœur de tout ce qu’on fait. Deuxième élément, l’esprit de communauté. Troisième élément, comme on le dit dans les langues Nguni, une personne est une personne à travers d’autres personnes ou encore ce que Joseph Ki-Zerbo a traduit, quand il parle d’humanitude. Voici ce que nous devons comprendre. C’est quand on va renouer avec notre attachement à l’esprit de communauté et de solidarité africaine légendaire, quand on va comprendre que dans ce monde-là, si nous n’y prenons garde, on va subir d’autres systèmes d’oppression et de pression, que nous pouvons survivre dans ce monde-là. Donc, Ubunto, c’est l’accent sur l’être humain, qui doit être l’objectif de tout ce qu’on fait. Ce n’est pas le profit et le surprofit comme on le fait avec le capitalisme. Un autre élément très important, c’est que quand on revendique Ubuntu, on revendique notre identité.

Ce que je veux que les gens comprennent, c’est que c’est bien d’être dans l’émotion, c’est bien de soutenir les idées de l’AES, ceux qui aiment les leaders et qui sont autour d’eux, doivent trouver des chantiers qui entrent dans le cadre de l’extension de la vision de l’AES pour qu’on ait un combat qui soit multidimensionnel et que nous ayons des victoires beaucoup plus solides. C’est de cela qu’il s’agit. Il faut faire en sorte qu’on ne reparte pas à zéro dans les pays de l’AES. C’est pour cela que nous estimons que nous devons aller plus vite. Il ne s’agit pas d’eux, leaders de l’AES, il s’agit de l’Afrique. Nous avons le devoir de leur dire : “vous faites un bon travail, mais vous devez faire mieux, plus vite et qu’il y a des éléments qui manquent dans vos actions”.

Le problème de l’Afrique réside-t-il plus dans les idéologies que dans la qualité des hommes, ses décideurs ?

Au cours d’un séminaire au Sénégal, quand on parlait du rôle de Ousmane Sonko dans la lutte démocratique dans son pays, un jeune sénégalais m’a dit que ce n’est pas seulement Ousmane Sonko, mais plutôt un travail de tout le monde. Je lui ai dit d’accord, c’est le travail de tout le monde, mais on ne peut pas nier l’importance de la qualité des leaders. On a eu des mouvements populaires ici au Burkina Faso, et puis sans m’impliquer dans les débats ici, on a eu Thomas Sankara, Blaise Compaoré, …., Roch Kaboré, Paul-Henri Damiba et Ibrahim Traoré. Chacun a ses qualités et ses faiblesses.

Et l’une des qualités que nous apprécions chez Ibrahim Traoré, c’est parce qu’il est courageux, il aime apprendre et puis il veut aller vite. C’est dire que, si on n’a pas un bon leader, ça risque de détruire les initiatives des masses populaires. Donc, je suis d’accord avec votre question, il faut toujours des bons leaders. La qualité des leaders est importante, si on a de mauvais leaders, les institutions ne peuvent pas être aussi bonnes qu’on le croit. La preuve, aux USA, on voit la qualité des institutions, mais en même temps, Donald Trump est en train de faire autre chose.

Comment ces questions peuvent-elles être appropriées par les jeunes africains surtout, pour une vulgarisation efficace et efficiente ?

La première des choses, il faut que les gens nous écoutent ; parce qu’il y en a qui pensent que ce sont des théoriciens, des intellectuels qui disent des choses, ils ne sont pas concrets, etc. Mais, ce sont des idées qui gouvernent le monde. Même le panafricanisme dont on parle, c’est une idée. Quand les gens parlaient de cela, ils n’ont jamais pensé que Kwamé Nkrumah existerait, que Thomas Sankara deviendrait président un jour. Donc, d’abord, que les gens nous écoutent. Et s’ils peuvent lire le livre, qu’ils le lisent, pour nous montrer les limites de l’œuvre, les limites de ce qu’on a écrit ou de ce qu’on est en train d’écrire. Ensuite, qu’il y ait un débat. C’est en cela que nous apprécions le travail qui est fait par les médias panafricains, les médias burkinabè ; il faut qu’il y ait un débat.

Il ne suffit pas de faire le compte-rendu des actions des gouvernants, non ! Il faut qu’il y ait un débat sur le panafricanisme, comme ce que nous sommes en train de faire. C’est ce que nous voulons, et on veut que ce débat soit populaire ; dans les foras, les agoras, les parlements, il faut qu’il y ait ce genre de débats au niveau des masses, parce que ce n’est pas seulement une affaire d’élites. Quand on commence à revendiquer une idéologie commune, qui nous rapproche, qui met l’accent sur notre identité, notre passé et notre futur, c’est comme cela qu’on aura notre mot à dire devant les autres.

Êtes-vous approché dans ce sens, des fois, par des organisations d’intégration africaine ?

C’est cela le problème avec les pouvoirs et les institutions africains. Mais comme je l’ai dit, nous avons notre stratégie. Un élément important que je vais relever ici, c’est que le Togo a décidé d’organiser le neuvième congrès panafricain. Donc, en 2023, quand ils ont fait le lancement de ce congrès, j’ai été invité et en présence de quelques ministres africains à l’ouverture, j’ai parlé de la philosophie Ubuntu, en relation avec le panafricanisme.

Quand le ministre togolais des affaires étrangères a décidé que je sois le président du comité scientifique de ce congrès, à cause de la vision que nous portons, nous avons fait en sorte que dans le pré-congrès de l’Afrique du Sud, dans le pré-congrès de la diaspora au Brésil, dans le pré-congrès de l’Afrique de l’Ouest au Mali, à insérer la notion d’Ubuntu dans les discussions, dans les documents et dans les résolutions finales. Donc, dans les documents de ce congrès, qui sont partagés par l’Union africaine, nous avons, d’une certaine façon, repositionné le débat sur la philosophie Ubuntu.

C’est ce que nous faisons. Donc, si un jour, ils nous appelaient, il n’y a pas de problème ; nous sommes prêts à échanger avec eux, parce qu’il s’agit de l’Afrique. Mais, nous n’allons pas non plus nous plier en quatre ou courir derrière eux, parce que ce sont ceux qui devraient avoir besoin de nous. Qu’ils nous appellent ou pas, nous écrivons, nous travaillons pour la postérité, nous travaillons pour l’Afrique et nous sommes en train de réussir à positionner la philosophie Ubuntu comme la philosophie idéologique du panafricanisme du XXIè siècle, comme hier nous avons travaillé et travaillons aujourd’hui pour redynamiser ou positionner le panafricanisme.

Où peut-on se procurer le livre, « Le Panafricanisme d’Hier à Demain et la philosophie Ubuntu » ?

Ça y est déjà sur Amazon. Mais j’ai aussi des copies avec moi, que j’ai distribuées. Nous sommes en train de travailler sur une version révisée ; parce que le problème avec ce projet, c’est que parfois, quand on rencontre les gens, on se rend compte qu’il y a des choses qu’on aurait pu mieux dire. Au sortir d’ici, on va finaliser la copie, qui sera la version finale. Elle va être mise sur internet en version digitale.

Je vous laisse le soin de la conclusion cet entretien !

Je voudrais dire merci à Lafso.net, et à tous les médias que nous avons rencontrés ici au Burkina Faso, pour le soutien à la révolution panafricaine, dont un des foyers est constitué des pays de l’AES. On apprécie cela. Lisez le livre, faites des recherches. Nous sommes en train d’apporter notre contribution. Nous ne sommes pas les seuls, mais nous avons une approche particulière, pour que “burkindi” reprenne ses droits au Burkina Faso.

A défaut de revendiquer Ubuntu, “burkindi” doit reprendre ses droits au Burkina Faso et être l’idéologie qui pourrait rassembler la plupart des Burkinabè, dans la mesure où votre nom Burkina vient de “burkindi”. C’est une opportunité que les Burkinabè ont, de mieux positionner l’image de leur pays dans le monde entier. S’ils le font, on sera en train de faire avancer la cause de l’identité culturelle et civilisationnelle africaine.

Entretien réalisé par Oumar L. Ouédraogo

Crédit-photo et vidéo : Auguste Paré

Lefaso.net

Source: LeFaso.net