J’ai longtemps cru que mes parents étaient mes pires ennemis : des architectes d’un avenir que je n’avais pas choisi, les gardiens d’une prison dorée bâtie de leurs rêves. Des nuits entières, j’ai maudit leurs visions étroites de mon avenir, leurs plans tout tracés pour ma vie, leur vision du monde qui n’était pas la mienne. Jusqu’au jour où j’ai découvert une histoire qui a tout changé. Une histoire de courage et de métamorphose. Une histoire de rébellion. Une histoire qui pourrait redéfinir votre propre destinée — surtout si vous êtes jeune et que vous sentez déjà le poids des chaînes invisibles. Laissez-moi vous la raconter.
Accra, 2011. Le soleil africain cogne comme un marteau de feu, frappant toits de tôle et pare-brise jusqu’à transformer l’asphalte en un miroir incandescent. L’air lui-même semble vibrer de chaleur.
Au milieu de cette fournaise, un jeune homme marche d’un pas mesuré. Sous son bras, ses lourds livres de droit collent à sa chemise trempée. Mais ce qui pèse le plus n’est pas le papier : c’est le destin qu’ils représentent.
Sulley Amin Abubakar, étudiant modèle, avance sur le chemin tracé pour lui — une route pavée de diplômes et de promesses d’une carrière « respectable », la vie bien ordonnée que tout le monde juge enviable. À l’extérieur, tout semble parfait. À l’intérieur, pourtant, quelque chose commence à gronder, invisible et obstiné, comme une braise qui attend son heure.
Mais ce matin-là, tandis que les codes juridiques s’empilaient dans sa tête comme des briques trop lourdes, quelque chose allait fissurer le cours bien ordonné de son destin. Quelque chose que des milliers d’yeux croisaient chaque jour sans vraiment voir. Quelque chose qui, en silence, s’apprêtait à transformer un étudiant modèle en révolutionnaire.
À chaque carrefour, chaque ruelle, la même scène éclatait sous le soleil : des femmes campées sur des tabourets branlants, des hommes torse nu, des couteaux effilés tournoyant dans l’air comme des éclairs d’acier. Et partout, des noix de coco. Des montagnes de coques fendues, vidées de leur eau sucrée, rejetées comme des cadavres anonymes au bord des routes.
Sulley s’arrêta. Il observa la scène comme s’il la découvrait pour la première fois. Pourtant, il passait devant ces marchands chaque jour. Mais ce jour-là, un détail accrocha son regard. Un détail que tous les autres ignoraient.
Les clients buvaient. Les vendeurs encaissaient. Et, tout autour, les déchets s’amoncelaient, formant un océan brun et râpeux, une marée sans fin prête à engloutir la ville.
Il sentit une question monter en lui, simple mais obsédante :
« Que deviennent toutes ces coques, une fois que la soif est étanchée ? »
Cette simple question, aussi innocente qu’une graine portée par le vent, allait prendre racine dans son âme et faire éclore un destin qu’il n’aurait jamais osé imaginer.
Là où d’autres auraient haussé les épaules, Sulley fit ce que font les grands rêveurs : il se mit en quête de réponses. Il commença à parler aux vendeurs. Certains disaient payer pour l’enlèvement des déchets. D’autres, plus fatalistes, haussaient les épaules et confessaient qu’ils jetaient les coques là où ils pouvaient.
Intrigué, Sulley suivit la piste. Comme un détective traquant une vérité invisible, il s’enfonça plus profondément dans les entrailles d’Accra. Quartier après quartier, il chercha les décharges.
Et puis, un jour, ses pas le menèrent jusqu’à la plage. Et ce qu’il vit le stupéfia : devant lui s’étendaient des montagnes de coques de noix de coco pourrissantes, suintant une odeur de désespoir et de sel. La mer, indifférente, les léchait du bout de ses vagues, comme pour rappeler que même l’océan ne pouvait avaler tant de promesses brisées.
Sulley resta figé. Le vent portait l’odeur acide de la décomposition, les mouches bourdonnaient autour de ce charnier de verdure, et lui… lui sentait quelque chose se briser en lui.
Il ne savait pas par où commencer. Il ne savait pas comment résoudre un problème si grand, si monstrueux. Mais une chose était certaine : quelqu’un devait agir. Il ne pouvait pas, ne pourrait plus jamais, faire semblant de ne pas voir. Ce n’était plus un simple problème à résoudre. C’était devenu son problème. Son combat. Sa mission.
À ce stade, Sulley n’avait rien. Pas de business plan. Pas d’investisseurs fortunés attendant dans l’ombre. Aucune idée de ce que les déchets de noix de coco pourraient devenir. Mais il possédait quelque chose de plus précieux : une flamme intérieure qui brûlait plus fort que toutes les logiques du monde. Une conviction si profonde qu’elle commença à éclipser presque tout.
Ses manuels de droit, autrefois si importants, semblaient désormais étrangement pâles, comme de simples ombres projetées sur le mur de sa véritable destinée. Les amphithéâtres, jadis temples de son avenir, n’étaient plus que des salles d’attente où son esprit dérivait vers ces plages souillées.
Tel un adolescent foudroyé par son premier amour, il ne voyait plus que le profil de l’être aimé dans la lumière de la classe. Les mots du professeur s’évaporaient, étouffés par le tumulte de son cœur. Chaque pensée glissait, inévitablement, vers ce visage qui avait tout bouleversé. Les équations tracées au tableau se métamorphosaient en poèmes secrets, et chaque heure de cours devenait une douce torture où chaque minute loin de l’objet de sa passion ressemblait à une éternité. Ainsi Sulley, possédé par sa mission, ne pouvait plus feindre de vivre son ancienne vie. Son cœur battait désormais au rythme d’un autre destin.
On pourrait dire qu’il était fou. Imprudent. Un jeune homme prometteur sacrifiant une carrière stable sur l’autel d’un rêve sans visage. Un idéaliste poursuivant des chimères. Mais moi, j’ai compris une chose en écoutant son histoire : quand un rêve est planté dans ton cœur, Dieu ou l’univers ou le cosmos — appelez-le comme vous voulez — conspire à votre réussite. Il vous envoie des clins d’œil du destin. Des signes déguisés en accidents. Des signaux que vous seul pouvez reconnaître. Et si vous apprenez à écouter, vous verrez : rien, absolument rien, n’arrive par hasard.
Le signal de Sulley ne surgit pas d’un laboratoire, ni d’une conférence prestigieuse. Non. Il vint d’un lieu banal, un trottoir poussiéreux d’Accra, au détour d’un stand de kenkey. Le kenkey, il faut le préciser, est un plat à base de maïs fermenté consommé non seulement au Ghana, mais aussi au Togo et au Bénin.
Il avait faim. Il s’était approché d’une vendeuse, prêt à échanger quelques pièces contre un repas chaud. Mais soudain, ses yeux se figèrent. Quelque chose clochait. Ce n’était pas le kenkey. C’était le feu.
Sous la marmite, la femme n’utilisait pas du bois de chauffage. Non. Les flammes dansaient sur… des coques de noix de coco. Un détail anodin pour le reste du monde. Mais pour Sulley, c’était l’étincelle. Le déclic. La pièce manquante du puzzle qu’il cherchait. Son esprit explosa de questions :
« Si les coques de noix de coco pouvaient remplacer le bois de chauffage… alors pourraient-elles aussi être transformées en charbon ? »
Cette question, comme une clé tournant dans une serrure oubliée, ouvrit une porte vers l’inconnu. La vérité est que Sulley n’avait aucune formation en chimie, aucune expertise en production de charbon. Pas une once de savoir-faire. Pas de mentor. Pas de plan. Mais quand une idée vous possède vraiment, l’ignorance devient non pas un mur, mais un défi à relever.
Pendant ses vacances scolaires, Sulley prit la route vers le nord du Ghana. Pas pour se reposer. Pas pour voir sa famille. Mais pour apprendre. Observer. Comprendre comment on fait le charbon.
Là-bas, il découvrit un principe clé, presque alchimique : si l’on met le feu à une matière organique, et qu’on contrôle le flux d’oxygène, elle ne se consume pas entièrement. Elle se transforme en charbon.
Ce fut sa révélation.
Sulley rentra à Accra, exalté et déterminé à expérimenter chez lui. Il n’avait ni laboratoire, ni machines sophistiquées. Juste un esprit affamé et une audace sans bornes. Sa chambre se transforma en laboratoire clandestin.
Un soir, il se souvient :
— « J’ai trouvé une boîte de tomates vide, » raconte-t-il. « Je l’ai remplie de coques de noix de coco. Je l’ai allumée. Puis je l’ai recouverte de sable. »
Il attendit. Le cœur battant. L’air saturé de cette odeur âcre de fumée et de terre chauffée. Quand il souleva le sable, les coques avaient changé de nature. Elles n’étaient plus des déchets. Elles étaient devenues du charbon.
Le jeune homme sourit. Il tenait sa preuve. Son rêve pouvait devenir matière. Comme un alchimiste moderne, il progressa méthodiquement. D’une boîte de tomates il passa à un seau. Puis un baril. Chaque nouveau récipient était une bataille gagnée. Chaque essai, une marche gravie vers un sommet invisible.
Les voisins devenaient ses premiers clients, ses cobayes, ses juges. Ils testaient chaque échantillon, reniflaient, touchaient, cuisinaient, et donnaient leur verdict. Et à chaque retour, Sulley ajustait, améliorait, innovait. Sa modeste chambre se métamorphosa en un laboratoire et en mini-usine où les rêves prenaient forme, où chaque échec nourrissait une réussite future.

Puis vint ce moment. Ce précipice vertigineux que tout visionnaire doit un jour contempler : sa dernière année de droit approchait. Tandis que ses camarades de promotion polissaient leurs CV et se préparaient à des carrières juridiques confortables, Sulley, lui, faisait autre chose. Il passait ses nuits dans la brousse, à souder des fours de fortune, à perfectionner ses procédés, à dépenser ses frais de scolarité non pas dans des manuels… mais dans des marteaux, des tôles et des sacs de noix de coco.
« Finalement, dit-il, j’ai perdu tout intérêt à devenir avocat. J’ai utilisé mes frais de scolarité pour investir dans mon business de charbon. Je n’avais plus rien pour retourner en cours. »
Et puis le secret éclata. Ses parents découvrirent la vérité : leur fils ne mettait plus les pieds à l’université. Il brûlait des coques de noix de coco, seul, dans l’arrière-cour et jusque dans la brousse. Il n’avait pas de diplôme, pas d’investisseurs, pas même un emploi. Juste… une idée.
Vous imaginez leur colère ? Elle fut réelle. Au début.
Mais un soir, tout changea. Ils virent. Ils virent les machines que Sulley avait bricolées de ses propres mains. Ils virent le charbon s’échapper de ses fours comme un or noir inattendu. Ils virent les premières commandes tomber, les clients revenir, la rumeur s’étendre. Et surtout, ils virent cette flamme dans les yeux de leur fils — cette ardeur qui ne s’apprend dans aucune école, que nul diplôme ne peut allumer.
La colère se mua en respect. Le scepticisme, en soutien. Parce qu’au fond, les résultats parlent toujours plus fort que les rêves.
Sulley avait fait un choix, celui qui ne pouvait mener qu’au succès : plus de plan B. Plus de retour possible. Son avenir ne s’écrirait ni en toges ni en plaidoiries, mais dans la fumée et la braise des fours qu’il avait lui-même bâtis. Ses parents, hier anxieux, devinrent peu à peu bien plus que de simples témoins : des alliés émerveillés, des soutiens indéfectibles de sa destinée.
Aujourd’hui, Zaacoal est le plus grand producteur de charbon propre d’Afrique de l’Ouest. L’entreprise transforme les déchets agricoles en une énergie durable et abordable, offrant une alternative puissante à la déforestation et aux fumées toxiques du charbon traditionnel. Son modèle, à la fois innovant et profondément social, crée des centaines d’emplois pour les jeunes et les femmes, tout en étendant son empreinte écologique et économique bien au-delà du Ghana, vers de nombreux pays africains.
Et l’histoire de Sulley Amin Abubakar, fondateur et PDG de Zaacoal, circule comme une étincelle, inspirant des milliers de jeunes — pas seulement en Afrique, mais partout où un rêve semble trop lourd à porter.
Et vous ? Qu’est-ce que cette histoire a à voir avec votre vie ?
Tout. Parce qu’elle vous parle directement. Surtout si vous êtes jeune. Oui. Si vous êtes jeune et que vous voulez que vos parents soutiennent vos rêves, vous devez comprendre qu’il vous faudra plus que des mots. Il vous faut un engagement si inébranlable, si radical, qu’il force le monde — et vos parents — à y croire.
La vérité est que vos parents ne sont pas vos ennemis. Ils ne sont pas ces gardiens inflexibles que vous imaginez. Au contraire, ils sont vos alliés potentiels les plus puissants. Mais leur soutien, comme tout trésor précieux, doit être mérité. Leur confiance ne se gagne pas par des belles paroles ou des promesses en l’air. Elle se gagne en bâtissant, en suant, en prouvant. Elle vient du travail acharné. Elle vient de la création de quelque chose de si tangible, si manifestement viable, que leur scepticisme fond comme du beurre au soleil. Elle vient de la construction de quelque chose de si réel, si indéniable, que vos parents seraient fous de ne pas vous soutenir.
Alors ne blâmez pas vos parents parce qu’ils ont tracé une route pour vous. Blâmez-vous de ne pas avoir dessiné la vôtre.
N’oubliez jamais : le miracle de Sulley n’est pas né dans le confort climatisé d’une salle de conférence, ni avec un carnet de chèques rempli. Il est né dans la rue, dans la poussière et la chaleur d’Accra. Il est né d’un regard posé sur la réalité, regard qui a su voir ce que mille autres avaient ignoré. Il est né d’une question simple, presque naïve, mais portée par une détermination extraordinaire. Il est né d’une rébellion silencieuse contre l’ordre établi, contre cette résignation collective qui nous fait accepter l’inacceptable.
Mais plus que tout, le miracle de Sulley est né d’un choix. Le choix radical de prendre ses responsabilités là où d’autres se contentent de pointer du doigt. Le choix de transformer les obstacles en opportunités, les déchets en or, le désespoir en espoir. Pendant que certains cherchaient des excuses, il cherchait des solutions. Pendant que d’autres devenaient une partie du problème, lui en forgeait la réponse. Et tandis que beaucoup attendaient un messie pour changer leur monde, Sulley avait déjà pris sa décision : il deviendrait lui-même le changement qu’il voulait voir vivre.
Regardez autour de vous. À cet instant précis, quelque chose vous heurte, vous révolte, vous empêche de dormir la nuit. Un problème qui affecte votre communauté, votre pays, votre génération. Une injustice qui vous brûle le cœur, une absurdité qui défie votre raison.
Cette frustration n’est pas un hasard. C’est peut-être un signal, une invitation au changement. Comme la vendeuse de kenkey pour Sulley, votre irritation quotidienne cache peut-être la clé de votre mission.
La vraie question n’est pas de savoir si ces problèmes existent. Ils seront toujours là. La question cruciale est : que choisissez-vous d’en faire ? Allez-vous rejoindre le chœur des plaintes, ou serez-vous celui qui se lève et dit : « Je commence ici, je commence maintenant » ?
Car au fond, ce n’est pas le problème qui définit votre histoire. C’est votre réponse qui la définit.
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Naya Sankoré
Source: LeFaso.net
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