
On dit souvent que l’ennui est un vice dont seul le travail peut nous éloigner. Pourquoi ? Parce qu’il ronge, qu’il affaiblit, qu’il détourne. Mais on oublie de dire qu’il peut être bien plus qu’un malaise : une étincelle, un foyer de création, une arme entre les mains de ceux qui refusent de se laisser engloutir par le vide. Mountaga Keita n’a pas seulement compris cette alchimie : il en a fait le point de départ d’une révolution.
« Nous sommes en novembre 2025. Et je vais vous faire une confidence que personne n’ose encore formuler : dans dix ans exactement, une marque née sur le sol africain sera plus connue que Google et Apple sur notre continent.
Pas parce qu’elle fera les publicités les plus drôles. Pas parce qu’elle aura le logo le plus élégant. Pas parce qu’elle sera la plus riche ou la plus bruyante. Non. Mais parce que :
– Quand vous tomberez malade, ce sera une mallette médicale (conçue par cette marque qui transforme le diagnostic en un geste aussi simple qu’ouvrir une porte) qui viendra vous soigner chez vous. Sans hôpital. Sans file d’attente. Sans évacuation à l’étranger pour obtenir un diagnostic que votre propre pays n’a jamais su poser à temps.
– Quand votre champ travaillera tout seul pendant que vous boirez votre thé en famille, ce sera une machine autonome (créée par cette même marque visionnaire) qui labourera, pulvérisera, surveillera chaque centimètre de terre.
– Quand vous franchirez une frontière, ce seront des bornes intelligentes (conçues par cette marque qui réinvente la sécurité) qui vérifieront votre identité, vos empreintes, vos documents en quelques secondes.
– Quand vos enfants iront à l’université, ce seront encore des bornes (nées de cette même marque qui modernise l’éducation) qui enregistreront leur présence, leurs cours, leurs notes, leur accès au savoir.
Cette marque existe déjà. Elle avance dans l’ombre. Elle construit l’avenir pendant que d’autres débattent du présent.
Elle n’est pas asiatique. Elle n’est pas européenne. Elle n’est pas américaine. Elle est 100 % africaine dans son ADN. « Pensée ici, construite ici, née ici. Et elle s’apprête à redéfinir, pour de bon, ce que le monde entier pense savoir de la technologie africaine ».
Ces mots ne viennent pas d’un rêveur perché dans les nuages, les mains propres et la réalité tenue à distance. Ils viennent d’un bâtisseur capable de regarder le manque droit dans les yeux et d’y répondre par la création. D’un de ces esprits rares qui transforment l’impossible en évidence. D’un visionnaire qui refuse que l’Afrique dépende d’ailleurs pour ce qu’elle peut, et doit, construire elle-même.
Son nom : Mountaga Keita.
Et ce que vous allez lire n’est pas une success story. C’est une leçon de construction. Une plongée dans ce que cela exige vraiment de bâtir quelque chose de vrai quand tout votre environnement vous répète que c’est impossible. Une vérité brute sur le prix à payer pour rêver en Afrique, et sur la violence douce mais constante qu’il faut encaisser pour continuer jusqu’au bout.
C’est l’histoire de ce qui arrive lorsqu’un homme décide que le manque n’est pas une fatalité, mais une opportunité. Que l’absence de ressources n’est pas une excuse, mais un appel. Et que le futur de ce continent ne doit pas être importé, mais inventé.
On peut parler de vision pendant des heures. Mais une vision n’a de valeur que le jour où elle doit sauver une vie réelle. Et parfois, la vie met un bâtisseur à l’épreuve de sa propre vision. Non pas dans un laboratoire. Non pas lors d’un pitch. Mais dans ce qu’il a de plus précieux : sa famille. C’est là que commence la vraie histoire. Et pour Mountaga, cette épreuve est arrivée plus tôt qu’il ne l’aurait jamais imaginé.
Ce jour-là, ce n’est pas la fille de quelqu’un d’autre. Ce n’est pas une inconnue sur un brancard, perdue dans les couloirs d’un hôpital. C’est sa fille. Deux ans à peine. Des mains minuscules. Une peau fragile. Et une infection qui s’étend comme une ombre silencieuse, sans que personne ne comprenne d’où elle vient.
Autour de lui, la médecine hésite. Les dermatologues sont indisponibles. Les “meilleurs” spécialistes ne répondent pas. On promet de rappeler. On temporise. On envoie des photos ailleurs, “en Occident”, comme si la vérité devait toujours venir d’ailleurs.
Pendant ce temps, l’infection progresse. La peur s’installe. Et dans la poitrine d’un père, le doute s’accroche comme une tache d’encre impossible à effacer.
Alors, Mountaga fait ce que presque aucun parent ne peut faire : il ne supplie pas. Il n’attend pas. Il refuse de laisser le hasard décider. Il prend une photo de sa fille, ouvre la machine qu’il a lui-même imaginée, et active l’intelligence artificielle qu’il a lui-même construite.
En quelques secondes, la réponse tombe : impétigo. L’IA propose immédiatement les molécules adaptées à l’âge et au poids de l’enfant.
À la pharmacie, le pharmacien hésite, puis examine la petite, longuement. Et finit par murmurer :
– « C’est exactement ça. »
Trois jours plus tard, la rémission commence. Quatre jours : les lésions sèchent. Cinq jours : la petite court et joue comme si rien n’avait existé.
Ce jour-là, Mountaga Keita franchit un seuil invisible. Ce n’est plus une invention. Ce n’est plus un prototype. Ce n’est plus un gadget dans un pitch deck. C’est un système qui sauve pour de vrai.
Et une question terrible s’impose à lui :
Si cette machine a pu sauver ma fille, combien de vies pourrait-elle sauver encore ?
Mais pour comprendre comment un père peut diagnostiquer son propre enfant depuis son salon (grâce à une mallette médicale conçue en Guinée), il faut remonter le temps.
Bien avant les médailles. Bien avant la visite de la Banque mondiale. Bien avant l’ambition de rivaliser avec Google et Apple sur le continent. Il faut revenir au jour où tout a vraiment commencé : le 30 juin 2014.
En 2014, Mountaga est ce que beaucoup appelleraient “un homme arrivé”. Vingt années passées ailleurs. Boston, ses aéroports impeccables, ses bornes digitales silencieuses et parfaitement huilées. Ancien banquier. Un bon poste qui suscite l’envie et même de la jalousie. Un salaire qui rassure. Une vie stable, rangée, confortable.
Mais à l’intérieur, quelque chose s’éteint. Une lente extinction, presque imperceptible. L’euphorie du retour en Guinée se dissipe. Les repères vacillent. Le décor change. Et derrière les sourires, un mot que personne ne dit mais que tout le monde ressent : l’ennui. Un ennui lourd, dense, qui colle aux os et qui finit par réveiller des questions que la stabilité avait anesthésiées.
Ce 30 juin 2014, assis seul dans son bureau, Mountaga regarde autour de lui et se dit une phrase simple (trop simple pour certains), mais assez puissante pour bouleverser une vie entière :
« Et si je créais quelque chose ? Juste… quelque chose. »
Pas un business plan. Pas une étude de marché. Pas un PowerPoint. Juste une étincelle pure, brute, irrationnelle. Alors il fait un geste que presque personne ne ferait en pleine zone de confort : il se prend en selfie, comme pour sceller un pacte avec lui-même, et murmure une promesse qui deviendra un tournant : « Je vais faire quelque chose. »
Pas demain. Pas “quand j’aurai le budget”. Pas “quand le pays sera prêt”. Pas “quand l’ennui passera”. Maintenant.
Et il commence là où personne n’aurait pensé commencer : avec de la 3D. Il apprend à créer des cubes, des balles, des formes inutiles. Puis des objets, des appareils, des silhouettes de machines.
Et soudain, un souvenir remonte de Boston : ces bornes interactives que les voyageurs utilisent sans réfléchir. Robustes, intuitives, efficaces. Et une question, simple mais explosive, surgit :
« Et si je redessinais ces bornes, mais en mieux ? À la manière africaine ? Plus autonomes. Plus résistantes. Plus intelligentes. Capables de fonctionner sans électricité, de résister à la poussière et à la chaleur… Et de servir là où les grandes marques ne mettent même pas les pieds ? »
C’est là, exactement là, que naît l’idée qui deviendra plus tard Tulip. Pas dans un laboratoire climatisé. Pas dans un open-space en verre fumé. Mais dans l’esprit d’un homme qui refuse que l’Afrique importe encore ce qu’elle peut créer elle-même.
Le problème ? Mountaga ne sait pas coder ce qu’il imagine. Il ne sait pas dessiner une carte électronique. Il n’a aucune expertise hardware. Aucune formation en ingénierie. Rien.
Mais il a le seul carburant que l’argent ne peut acheter : un feu intérieur. Un feu qui dit :
« Ce n’est pas l’argent qui fait les choses. Ce sont les rêves. L’argent vient après. Toujours. »
Alors Mountaga fait ce que font les bâtisseurs authentiques : il saute. La cravate tombe. La chaise de bureau confortable reste derrière. Le salaire meurt. Le confort s’effondre. À sa place : un jean, des baskets, et une pauvreté rude, brutale, nue pendant presque cinq ans. On est tenté de dire :
Bienvenue dans la vallée de la mort.
Ce concept que les livres décrivent en paragraphes, Mountaga le traverse en vrai. Il tombe, se relève, retombe, se relève encore. Parce que lorsque la vision brûle assez fort, même la pauvreté cesse d’être une prison. Elle devient une station-service. Pas un garage où l’on reste coincé, pas un cimetière d’espoirs, mais un lieu de ravitaillement. Un endroit rude, poussiéreux, sans confort, mais où l’on reçoit le carburant le plus puissant jamais inventé par l’esprit humain : l’espérance.
Une espérance qui transcende toute adversité, qui transforme l’usure en courage, et qui donne à chaque matin une raison nouvelle de continuer la lutte. Là où d’autres voient la fin, un bâtisseur y voit un plein d’énergie. Un plein qui pousse à revenir sur la route, encore et encore.
Son premier bureau ? Un local collé à un soudeur. Les étincelles jaillissent, sifflent dans l’air, retombent presque sur son laptop. Un vieux laptop d’occasion, qui ne garde pas la charge, dont l’écran est fendu, dont le chargeur abandonne une fois sur deux.
Et pourtant, c’est suffisant pour commencer.
Autour de lui, rien n’a l’air sérieux : pas de mobilier design, pas d’open-space vitré, pas de climatisation, pas de budget. Mais ce petit espace enfumé, brûlant, bruyant, c’est ici qu’une partie de l’avenir du continent est en train de naître.
Il n’a pas des millions. Il n’a même pas le minimum qu’un incubateur qualifierait de “conditions acceptables”. Ce qu’il a, c’est ce que les Américains appellent la love money : la seule “levée de fonds” accessible aux rêveurs qui n’ont rien d’autre que l’audace : un poste de soudure prêté par son grand frère ; un groupe électrogène envoyé depuis Indiana par un oncle qui croit en lui ; un bureau vacant qu’on lui laisse occuper ; un vieil ordinateur qu’on n’utilisait plus.
Beaucoup auraient dit : « On ne peut pas faire de haute technologie dans ces conditions. »
Lui répond : « Il faut toujours commencer quelque part. Les plus grandes barrières sont dans la tête. Elles sont virtuelles. Bien sûr s’il y a un cobra à côté de vous, là c’est réel. Mais le reste, la plupart du temps, c’est une peur qui n’est pas réelle. Effacez-la. »
Alors il travaille. Jour après jour. Nuit après nuit. Sans horaires, sans certitudes, sans filet. Il apprend. Il se trompe. Il recommence. Il casse. Il soude. Il démonte. Il recode. Il recommence encore. Il appelle cette période « ma peau de biche » ; celle où chaque coup, chaque refus, chaque difficulté laisse une trace.
Mais à force de tomber et de se relever, à force de prendre des coups et de continuer, quelque chose change. La peau de biche devient peau de crocodile. Fine et fragile au départ. Blindée, impénétrable à l’arrivée.
Parce que c’est ainsi que naissent les bâtisseurs : pas dans les tours climatisées, mais dans les étincelles d’un atelier où personne ne croit que c’est possible.
La première borne et la première fois que le monde se retourne
En 2017, après trois années de bricolage génial, de nuits blanches et de paris insensés, une première machine sort enfin du chaos : une borne. Elle n’est pas parfaite. Elle est lourde, massive, un peu brute. Mais elle fonctionne. Et parfois, dans la vie d’un bâtisseur, fonctionner suffit pour changer une trajectoire.
Mountaga l’expose à la Semaine du Numérique 2017 dans son pays la Guinée. Personne ne sait vraiment à quoi s’attendre. Lui non plus. Il n’a pas de show, pas de storytelling léché, pas de slides calibrés. Seulement une conviction simple et explosive : “On peut le faire. Ici.”
Résultat : deuxième prix.
Mais c’est ce qui arrive après qui compte vraiment. Il reçoit un voyage pour présenter l’invention au Rwanda. Et là-bas, les réactions valent plus que la médaille. Les visiteurs s’approchent. Ils tournent autour de la machine comme autour d’un mystère. Ils la touchent, la soulèvent du regard, l’examinent sous tous les angles. Puis viennent les mots, toujours les mêmes, toujours incrédules : « Attendez ! C’est vraiment fabriqué en Afrique ? »
Pour beaucoup, ce serait une insulte, une pique. Une remise en question de leur légitimité. Pour Mountaga, ce n’est pas une offense, c’est un carburant.
« S’ils sont impressionnés, c’est que c’est possible. Donc on continue. »
Cette phrase n’est pas une motivation. C’est une décision. Une déclaration de guerre contre la résignation. Et l’acte fondateur de ce qui deviendra, des années plus tard, une révolution technologique.
Genève, 75 kilos et une question qui change tout
La borne évolue. Elle se perfectionne. Elle devient une borne médicale, capable de rendre des services dignes d’une petite clinique. En 2018, elle atterrit au Salon International des Inventions de Genève. Étrange symbole : ce qui a commencé à côté d’un soudeur guinéen, avec un laptop cassé et un chargeur capricieux, se retrouve maintenant face à des jurys internationaux, dans l’un des lieux les plus prestigieux de l’innovation mondiale.
Le verdict tombe : Médaille d’or parmi plus de 800 inventeurs ; Médaille d’or de la délégation des inventeurs de France ; Prix Léonard de Vinci.
Les photos, les podiums, les trophées, les flashs qui crépitent, les applaudissements polis mais admiratifs. Tout cela a de l’allure. Mais aucune de ces images ne montre la vérité brute : la borne pèse 75 kilos. Presque le poids de Mountaga lui-même.
Et au moment de l’embarquer pour Genève, il sent chaque kilo dans ses bras, chaque résistance dans ses muscles. C’est là, exactement là, qu’une question lui traverse l’esprit. Une question aussi lourde que la machine qu’il porte :
« En cas d’urgence, est-ce au patient de courir vers l’hôpital, ou à l’hôpital de courir vers le patient ? »
Cette question ne demande pas de réflexion. Son instinct répond avant même son esprit : L’avenir n’est pas une borne immobile, lourde, rivée au sol. L’avenir, c’est quelque chose que l’on peut porter, déployer rapidement et aisément. Une borne qu’on peut convoyer jusqu’au village le plus reculé, jusqu’à la chambre la plus isolée, jusqu’à la tente d’un camp en plein conflit.
Mountaga connaît déjà un modèle : la médecine militaire. Une médecine qui ne demande pas au blessé de venir, elle va vers lui. Alors il décide de faire la même chose, mais pour tout un continent. La borne se transforme en idée neuve, puis en prototype, puis en certitude : la borne se plie. La clinique se compacte. L’hôpital devient portable. La machine devient mallette. Et à cet instant précis, une révolution silencieuse vient de naître.
La mallette : une clinique dans une valise
La mallette de télémédecine est née. Entièrement conçue en Guinée. Hardware pensé sur place. Logiciels codés par ses équipes. Intégration maison. Aucun copier-coller. Aucun module importé. Juste un continent qui prouve qu’il peut inventer pour lui-même. À l’intérieur, tout ce qu’une clinique devrait pouvoir offrir dans une seule valise :
– outils complets de médecine générale ;
– dispositifs de suivi prénatal pour mère et enfant ;
– capteurs capables de détecter des indices de cancers (prostate, sein, colorectal) ;
– système de thermographie en rafale pour scanner instantanément les températures d’un groupe de personnes ;
– ECG 12 dérivations, avec pinces, câbles, lectures complètes ;
– oxymètre avancé (fréquence cardiaque, variabilité, O₂, CO₂) ;
– système de rapports sécurisés ;
– télémédecine en temps réel ;
– ordonnances intelligentes transformées en QR codes chiffrés.
Dans les pharmacies, grâce à l’application Tulip, un simple scan du QR code (même sans Internet) indique exactement la molécule à administrer.
Résultat : le triangle “médecin-patient-pharmacie” devient plus sûr que jamais. Les faux médicaments disparaissent. Les erreurs de lecture s’effacent. Les approximations ne survivent plus.
Et puis, survient l’épreuve du réel. Pendant le Covid, à l’hôpital d’Anka, les tablettes Tulip circulent de chambre en chambre. On n’a plus besoin de fiches en papier qui transportent le virus. On désinfecte la tablette, on passe à la chambre suivante, on suit chaque patient avec une précision chirurgicale.
La technologie locale montre qu’elle n’est pas “en retard”. Elle montre qu’elle est prête. Prête à tenir tête aux grandes. Prête à sauver sans fanfare. Prête à servir là où personne ne regarde. Et dans un salon, quelque part, une petite fille de deux ans guérit d’un impétigo grâce à ce même système. La boucle se referme. La technologie que Mountaga a inventée pour les autres sauve d’abord sa propre famille. Et dans la vie d’un bâtisseur, cela change tout.
« Je ne fabrique pas des apps. Je fabrique les corps. »
Dans tout le continent, des milliers de jeunes se ruent vers le software pur : les lignes de code, les applications mobiles, les plateformes qui vivent dans les nuages. Le hardware, lui, est laissé derrière. Trop lourd. Trop risqué. Trop coûteux. Trop réel. Mountaga, comme toujours, prend le chemin que personne ne prend.
« C’est trop facile de dire : je vais coder. Aujourd’hui, même le code s’automatise. Un esprit sans corps ne sert à rien. Moi, je fabrique le corps. »
Pendant que d’autres rêvent d’être les prochains géants du logiciel, lui se voit comme le forgeron de la ruée vers l’or numérique.
« Quand il y a une ruée vers l’or, ne courez pas tous vers la mine. Soyez celui qui fabrique les pelles et les pioches. C’est lui qui finit le plus riche. »
Les “pelles et pioches” de Mountaga, ce sont ses bornes et ses mallettes. Des corps physiques capables d’accueillir les esprits numériques de milliers de développeurs africains. Il collecte la donnée africaine et la conserve localement. Il prépare le terrain pour une IA africaine, nourrie par la réalité du continent et non par des modèles importés, biaisés, déconnectés.
À quelques mètres de son usine, une grande banque asiatique a installé ses propres équipements : brillants, froids, standardisés. Mountaga observe. Il compare tout : la stabilité, la finition, la robustesse. Puis, sans fanfare, il dit : « Il n’y a pas match. La nôtre est meilleure. »
Ce n’est pas de l’ego. Pas de l’arrogance, pas du bruit. C’est une vérité simple, solide, vérifiable. Une vérité émanant de la lucidité d’un homme qui sait ce qu’il voit : un corps construit pour l’Afrique par les Africains sera toujours plus fort qu’un corps importé. Et lui, il fabrique ces corps.
Dans les champs, aux frontières, sur les campus
Tulip ne reste pas au chevet des malades. Parce que pour Mountaga, l’hôpital n’est qu’un fragment de la solution. Un continent entier a des besoins, et il a décidé de les affronter, un domaine après l’autre.
En 2019, lorsque le vice-président de la Banque mondiale arrive avec toute sa délégation, ils restent trois heures chez Tulip. Et un seul sujet les captive : l’agriculture. Comment toucher des millions de paysans isolés ? Comment transmettre, en temps réel et dans leur langue, les bonnes pratiques, les alertes, les conseils vitaux ? Comment faire entrer la connaissance dans les villages sans Internet ?
Mountaga reprend son concept de borne, le démonte mentalement, le reconstruit une troisième fois. Le résultat : Des bornes de conseil agricole capables de diffuser des tutoriels en soussou, malinké, baoulé, wolof (comme un Netflix agricole déconnecté alimenté par des vidéos stockées localement) fonctionnant jusqu’à trois jours sans électricité.
La récolte dans l’immédiat est plus que bonne : un brevet officiel décerné par l’OAPI (Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle) ; la Médaille d’or de l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle).
En parallèle, Tulip développe des drones de pulvérisation pour remplacer les travailleurs exposés aux pesticides mortels. Dans certains contextes, la pulvérisation manuelle tue jusqu’à 17 % des utilisateurs. Les drones, eux, ne meurent pas. Et ils n’empoisonnent personne.
Aux frontières (terrestres, maritimes, aériennes), Tulip déploie des bornes biométriques capables de lire passeports et cartes d’identité ; de capturer photos et empreintes ; de croiser ces données en quelques secondes avec les bases du ministère de la Sécurité, des Renseignements généraux, et de la gendarmerie.
En quelques secondes, on obtient une réponse claire : « Vous êtes bien la personne que vous prétendez être, vous pouvez passer. »
Pour les forces de l’ordre, une autre borne : éclairage optimisé pour les visages, prise d’empreintes, dossier complet transmis en 10 à 15 minutes au procureur, archivage intégré. Le travail de deux heures devient une procédure fluide. Le chaos laisse place à la rigueur.
Sur les campus (avec le ministère de l’Enseignement supérieur), Tulip signe un contrat historique : 100 bornes biométriques déployées dans 17 institutions d’enseignement supérieur en Guinée. Ces bornes permettent de : vérifier la présence des boursiers ; enregistrer l’arrivée des professeurs via RFID ; donner accès aux e-books, syllabus, ressources ; diffuser des annonces étudiantes ; envoyer de la publicité ciblée.
Pour les étudiants, elles deviennent une fontaine d’information : un portail vers le savoir, l’administration, la vie universitaire. Pour l’administration, elles deviennent bien plus qu’un outil : un rempart contre la corruption, un coupe-circuit administratif capable d’assécher d’un seul coup le fléau des boursiers fictifs qui saignaient l’économie.
Toujours cinq à dix ans d’avance
La technologie avance à une vitesse qui donne le vertige. Mountaga le répète souvent : « Chaque 18 mois, tout change. Même la carte de visite d’un dirigeant. Utilisez-la vite : dans 18 mois, il ne sera peut-être plus au même poste. »
La plupart subissent cette accélération. Mountaga, lui, la devance. Chez Tulip, il crée un véritable laboratoire d’anticipation : un bureau de R&D dédié, dont l’objectif est simple, brutal, exigeant : avoir toujours cinq à dix ans d’avance.
Il expérimente. Il teste. Il ose. Parfois, il renonce volontairement à commercialiser une invention. Comme ce respirateur qu’il a commencé à concevoir pendant la pandémie, avant de le reléguer aux archives en découvrant que, même à New York, les machines les plus sophistiquées n’empêchaient pas la mortalité de grimper.
« Toutes les inventions ne méritent pas de sortir. Une ou deux sur trois meurent dans les tiroirs. Mais on apprend. Toujours. »
Sa véritable force est là : dans cette curiosité vorace, presque animale, et cette soif instinctive de comprendre le monde avant qu’il ne se dévoile. Il lit. Il observe. Il décortique les tendances. Il étudie ce qui naît ailleurs, puis ose le fabriquer ici, en Afrique, souvent avant même que les autres n’y pensent. Dans son esprit, les prédictions du futur ne sont jamais des hypothèses. Ce sont des prototypes, des essais, des machines déjà en train de mûrir sur sa table de travail.
L’argent, les rêves et le succès
Beaucoup de jeunes répètent la même plainte :
« Je ne peux pas me lancer… je n’ai que 10 000 €. »
« Je n’ai que 5 000 €. »
Comme si l’argent était la condition d’existence d’un rêve. Comme si le capital précède la vision. Mais la vérité est plus crue : Mountaga a commencé avec 1 500 €. Un vieux laptop. Et un rêve trop vivant pour mourir.
Oui, plus tard, il a eu besoin d’argent pour accélérer. Mais ce n’est pas l’argent qui explique sa réussite. C’est autre chose. Quelque chose de plus rare, de plus profond, de plus dangereux même : un rêve qui refuse de mourir, même dans le noir. Il le dit lui-même :
« Ce n’est pas l’argent qui fait les choses. Ce sont les rêves. À partir du moment où vous avez un rêve, vous vous donnez tous les moyens pour le concrétiser. Démarrez avec ce que vous avez. Produisez des résultats avec ce que vous avez. Des gens vous remarqueront et vous soutiendront. »
Ce n’est pas une phrase inspirante. C’est une doctrine, une philosophie, une boussole. La pierre d’angle de tout ce qu’il construit. Et c’est ce qui a transformé 1 500 €, un local poussiéreux, et un laptop d’occasion en une révolution technologique africaine.
Ce que Mountaga Keita nous oblige à regarder en face
L’histoire de Mountaga n’est pas celle d’un “génie isolé”, posé sur un piédestal, que l’on admire de loin comme une curiosité rare. C’est l’histoire d’un Africain qui a fait trois refus fondateurs : refuser d’attendre que le monde vienne le sauver. Refuser de croire que la technologie sérieuse doit nécessairement venir d’ailleurs. Refuser de traiter la douleur et le manque comme des fatalités, plutôt que comme des mandats.
Il aurait pu rester banquier. Il aurait pu rester dans les certitudes, le salaire stable, les aéroports impeccables, les bornes de Boston observées comme un spectacle. Mais il a fait l’inverse : il a décidé que l’Afrique allait produire ses propres machines, ses propres cliniques portatives, ses propres bornes d’agriculture, de sécurité, d’éducation, ses propres données, ses propres rêves matérialisés. Et aujourd’hui, quelque part, dans un salon, une petite fille de deux ans qui guérit d’un impétigo en est déjà la preuve la plus intime.
L’Afrique n’a pas besoin d’une pluie supplémentaire de PowerPoints, ni de conférences interminables où l’on récite des slogans usés. Elle a besoin de plus de Mountaga Keita. Des gens prêts à quitter la sécurité pour la mission ; transformer l’ennui en incendie ; transformer un vieux laptop cassé en usine ; transformer une peur virtuelle en action réelle ; transformer le manque d’infrastructures en opportunité brute ; transformer un diagnostic d’enfant en preuve que l’avenir peut commencer dans un salon.
Tulip Industries Ltd n’est pas une entreprise. C’est une déclaration. Une déclaration que “Made in Africa” peut être synonyme de précision, robustesse, fiabilité, innovation radicale. Une déclaration que nos données valent assez pour être produites, stockées, protégées ici, et non dissoutes ailleurs. Une déclaration que des rêves nés à côté d’un soudeur peuvent un jour rivaliser avec les géants qui dévorent aujourd’hui nos écrans.
Et pendant que vous lisez ces lignes, quelque part en Afrique, un médecin ouvre une mallette Tulip dans un centre rural où il manque de tout : d’électricité, de matériel, de temps. Mais en soulevant ce couvercle, il découvre quelque chose qu’il n’avait pas vu depuis longtemps : la possibilité de soigner avec dignité.
Quelque part, un paysan se tient devant une borne, et la machine lui répond dans sa langue, avec ses intonations, ses proverbes, la musique même de son enfance. En quelques minutes, il reçoit des conseils agricoles qui, autrefois, auraient exigé un expert, un long voyage, ou un coût qu’il ne pouvait pas payer. Là, debout dans la poussière, il comprend que la connaissance ne lui tourne plus le dos, elle vient à lui.
Quelque part, un agent des frontières vérifie une identité en quelques secondes, et ce qui prenait autrefois dix minutes, trois signatures, un soupçon d’incertitude devient un acte immédiat, précis, qui ferme la porte à l’usurpation et ouvre celle à un État qui se respecte enfin.
Quelque part, un étudiant boursier badge sa présence sur une borne biométrique. Et au même moment, quelque part dans un bureau du Trésor, un pays gagne une bataille silencieuse contre la corruption : un faux boursier disparaît, un faux salaire s’éteint, et l’argent récupéré (celui qui se perdait dans des fantômes administratifs) peut enfin financer une nouvelle école, rénover une clinique, ou acheter les médicaments qui manquent toujours dans les centres ruraux.
C’est comme ça que la technologie écrit ses victoires : un badge à la fois, une économie sauvée à la fois, un avenir réparé à la fois.
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Naya Sankoré
Source: LeFaso.net
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