Malgré la douleur qui l’anime, parler était devenu pour lui un impératif. Il s’est ouvert à nous. Dans la nuit du 22 au 23 mai 2019 dans le village de Konga, commune de Gomboro province du Sourou, un drame s’est produit. Hassane Diallo et Idrissa Diallo dit Yéro ont été réveillés de leur sommeil et exécutés.

Les témoins sont formels, ce sont des Forces de défense et de sécurité du Burkina qui ont passé par les armes les deux membres de leur communauté. D.X. (nous taisons le nom pour des raisons évidentes de sécurité), journaliste et frère des victimes, nous livre le témoignage. Il martèle surtout la nécessité de poser le débat sur les exécutions sommaires. Se taire n’est pas la solution, nul n’est à l’abri. « On peut raser tous les Peulhs du Burkina, je ne suis pas sûr qu’on vienne pour autant à bout du terrorisme », soupire notre interlocuteur.

Lefaso.net : Que s’est-il passé à Konga dans la nuit du 22 au 23 mai 2019 ?

D.X. : Au cours de la nuit du 22 au 23 mai 2019, une dizaine d’hommes armés en tenue militaire burkinabè, formellement identifiés sur la place par les témoins comme des FDS, sont venus dans le village. Ils sont arrivés aux environs de 1 heure du matin, sont allés d’abord du côté ouest du village de Konga où il y avait des familles peulhs. Ils ont réemprunté la route qui mène au village de Sia.

Notre famille est à un km du village, au bord de la voie. La maison du grand-frère est à moins de 50 mètres de la route. Ils ont bifurqué et trouvé qu’il dormait dehors, torse nu. Ils l’ont pris. Puis ont continué pour aller prendre un autre frère qui lui aussi était couché dehors, sur un lit picot. Ils ont aussi pris un troisième qui a réussi à s’échapper ; malgré qu’on ait tiré sur lui, il a réussi à s’échapper. Comme on le dit, quand ton jour n’est pas arrivé, les choses se passent ainsi.

Les deux ont donc été embarqués sur des motos. Il y a un parmi eux qui n’était pas en tenue militaire, il portait un tee-shirt rouge. Quand on a pris les deux, le grand-frère a demandé que sa femme lui apporte un habit. Sa femme a pris l’habit et partait pour le lui donner, un des militaires l’a frappée, elle est tombée. Ils ont pris la direction du village de Sia, un autre village de la commune. Une quinzaine de minutes après, la famille dit avoir entendu des coups de fusil. Ils ont compris qu’ils étaient exécutés. C’était vers 1h du matin. Aux environs de 3h, la famille est allée voir. Effectivement, à environ 5 km, ils ont trouvé les deux corps criblés de balles au bord de la route.

C’est au petit matin que les autres membres de la famille sont venus prendre les corps, puis ont procédé à l’inhumation.

Comment avez-vous été informé ?

Bien que les faits se soient passés à 1h du matin, c’est vers 16h que j’ai appris la nouvelle. C’est un cousin depuis Bobo qui a appris ce qui s’était passé et il voulait confirmation. J’ai alors appelé le numéro du grand-frère qui ne passait pas. J’ai tenté le numéro du papa qui ne passait pas non plus. J’ai compris qu’il y avait un problème. J’ai appelé un oncle et dès qu’il a décroché, sa voix tremblotait et il parlait difficilement. Je lui ai juste demandé les nouvelles du village, il m’a rétorqué si j’ai appris quelque chose. Je lui ai demandé qui étaient les victimes. C’est là qu’il m’a dit que ce sont mes deux frères de sang. Mon grand-frère Hassane Diallo, 38 ans, qui laisse derrière lui deux femmes et 11 enfants. Et le petit-frère Yéro qui avait 25 ans, avec deux femmes dont une à terme, et trois orphelins.

Y a-t-il eu des signes avant-coureurs de ce drame ?

En tout cas, les membres de la communauté peulh se disaient inquiets parce que leurs amis de la communauté samo leur avaient dit qu’il y a une liste de présumés terroristes qui avait été dressée et que la plupart des jeunes de la communauté peulh avaient leur nom sur cette liste. Mais, il n’y avait jamais eu d’interpellation ni de convocation. Absolument rien. Mes deux frères ont toujours dit qu’ils n’avaient rien à se reprocher et qu’ils ne quitteraient pas le village. À chaque fois que je les appelais pour prendre les nouvelles du village, ils me disaient : « On est inquiets, mais on est là ». Le pire, c’est que quand on est venu les prendre, on ne leur a rien demandé comme pièce d’identité. Rien.

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Mais juste à côté, dans la commune de Thiou, ce sont des faits courants. En février dernier, j’ai eu connaissance d’environ 40 cas d’exécutions sommaires de ce genre.

Par exemple, le mercredi dans la journée, c’était le marché de Doma (commune de Tangaye), il y a six peulhs qui ont été arrêtés en plein marché. Quelque temps après, on a retrouvé leurs corps.

Depuis quand la famille est établie dans le village de Konga ? Est-elle bien intégrée ?

La famille est établie dans ce village depuis plus de 40 ans. Je suis moi-même né dans ce village. Tout le monde est connu. Le papa est connu comme une personne ressource, aussi bien dans ce village que dans tous les villages environnants. Le grand-frère Hassane était pratiquement le 3e imam de la mosquée de Konga. Au lendemain du drame, c’est presque tout le village qui était à la maison. Tout le monde était affecté, surtout la communauté san, avec qui il partageait tellement de choses.

Aujourd’hui, quand vous partez au village, vous verrez la douleur que ressentent les membres de la communauté samo. Le grand-frère était quelqu’un de très serviable. Au sein de la communauté peulh, c’était celui qui était tout le temps en train de transporter les malades. Dès qu’il y avait un cas qui nécessitait une évacuation, c’est la première personne qu’on appelait.

Les deux victimes ont fait l’école coranique. Mais le grand-frère est revenu depuis 2000. Le petit-frère me répétait à chaque fois que son maître coranique lui disait à tout moment : « Le djihad est révolu depuis le temps du prophète Mohamed. Actuellement, le seul djihad qui vaille, c’est celui du cœur, pas celui des armes ». Je ne sais pas combien de fois il m’a dit cela. Malheureusement, il est mort, pas par le fait de ces bandits, mais par ceux qui étaient censés le protéger. C’est cela qui est très douloureux.

À titre d’exemple, le grand-frère a un de ses fils qui fait la classe de CM2. Et depuis que l’école a été fermée, tous les jours pratiquement, il m’appelait pour demander si l’école va rouvrir, parce qu’il tenait à ce que son fils obtienne son CEP pour quitter le village. Même deux jours avant son décès, je l’ai appelé et on en a parlé. Je lui disais que c’est difficile que l’école rouvre dans cette situation. Donc il était très affecté par la situation sécuritaire, malheureusement c’est lui qui paye le lourd tribut.

Entre frères, vous est-il arrivé de tenir un langage franc entre vous, justement sur leurs éventuelles fréquentations surtout dans ce contexte ?

Depuis plus d’un an maintenant, toutes les fois qu’on discutait, on parlait toujours de la question sécuritaire. En tant que frère de sang, je leur demandais toujours, au nom du lien qu’il y a entre nous, de me dire la vérité. S’ils ont des fréquentations louches, je veux bien savoir et en même temps, leur demander d’arrêter.

La réponse a toujours été la même. « Nous avons fait l’école coranique, nous savons ce que c’est que le djihad. Ce qui se passe actuellement, c’est du banditisme. Cela n’a rien à voir avec la religion ». Ils étaient formels, et nous en parlions tout le temps. C’est justement par rapport à cela que le petit-frère me disait qu’il préfère la mort plutôt que de rejoindre ces bandits armés.

Mais ils me disaient aussi que ce qui est triste, c’est que (…) cette affaire risque d’emporter beaucoup de personnes qui n’ont absolument rien à voir avec cette question de terrorisme.

Toute la communauté se connaît. Chacun connaît les fréquentations des autres. Ces deux-là, ce n’est pas parce que ce sont mes frères, mais quiconque peut se renseigner dans ce village.

Quel est l’état d’esprit actuel dans le village, dans la famille ?

Au niveau de la famille actuellement, les gens se sentent dévastés. Depuis lors, je n’ai pas pu parler à la maman. Une maman de plus de 60 ans, qui enterre ainsi ses deux fils, c’est extrêmement difficile. C’est deux jours après les événements que j’ai pu discuter avec le papa.

La vraie préoccupation maintenant, c’est comment s’occuper de ces quatorze orphelins, ces quatre veuves laissés à un vieux de plus de 66 ans. C’était les piliers de la famille. Pour ceux qui sont décédés, on n’y peut rien. Mais que faire pour que ces orphelins, ces veuves survivent ? Pour la surveillance du bétail ou pour les travaux champêtres, ce sont les deux qui étaient véritablement à la tâche.

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Mais comment s’organise la vie à Konga et dans les localités environnantes dans ce contexte où les populations semblent être prises en otage des deux côtés ?

Effectivement, elles sont prises en étau entre les FDS qui sont censées les protéger et les terroristes. Les terroristes sont venus par deux fois menacer les enseignants et les infirmiers. Il y a une sorte de panique. Actuellement, pour tout vous dire, malgré les décès, les gens ne peuvent même pas allés saluer parce que c’est comme si le peulh est systématiquement assimilé au terroriste. Ils se sentent tellement vulnérables qu’il est difficile de trouver quelqu’un à la maison. C’est finalement les autres communautés qui viennent saluer les décès, la plupart des membres de la communauté peulh n’osent même pas venir en famille pour saluer.

C’est dire à quel point les gens ne vivent même plus. Ils préfèrent passer la journée hors de leurs maisons. Finalement, je ne sais pas quelle est la meilleure attitude. Mais il faut qu’il y ait un changement de méthode. Ce n’est pas par celle-là qu’on pourra vaincre le terrorisme. Prions Dieu que cela ne contribue pas à renforcer ces groupes de bandits. Parce que lorsque ceux qui sont censés vous protéger ne le font pas, et que les autres qui sont les véritables ennemis viennent se présenter en sauveurs, le risque est grand quand on ne maîtrise pas tous les enjeux.

Depuis que les évènements se sont passés, c’est mon autre combat. Je dis à mes parents que certes la douleur est forte, il est très difficile d’accepter une situation pareille quand vous avez l’intime conviction que ceux qui ont été tués sont des innocents. Mais quelle que soit la situation, il ne faut pas céder à l’appel des ennemis du Burkina que sont les terroristes. C’est le message que je tenais à chaque occasion que j’ai pu échanger avec eux. Ce fut mon message avant la tuerie de mes deux frères et je continue de le dire. J’ai perdu beaucoup de membres de ma famille, mais nous n’avons qu’un seul pays. Nous avons tous intérêt à nous donner la main pour vaincre ce phénomène.

Il faut qu’on sache que ce n’est pas l’affaire d’une communauté, d’une ethnie. On peut raser tous les Peulh du Burkina, je ne suis pas sûr qu’on vienne à bout du terrorisme. Il faut une synergie d’actions de toutes les communautés, de toutes les religions, de toutes les ethnies pour venir à bout de ce phénomène. Nous avons beaucoup perdu. Faisons en sorte de ne pas être nous-mêmes, ceux qui creusent ce gouffre.

L’on se rappelle que le MBDHP a publié une étude qui faisait cas d’exécutions sommaires. En tant que journaliste, comment avez-vous apprécié les réactions qui ont suivi la publication de ce rapport ?

Ce qui est décevant de nos jours, c’est qu’on a l’impression que les gens ont soif de sang. Dès qu’on dit que quelqu’un a été exécuté, ça applaudit de partout, surtout sur les réseaux sociaux. Et dès qu’il y a une voix discordante qui dit qu’il y a exécution sommaire et qu’en tant que pays responsable, nous ne devons pas faire comme les terroristes, on vous voit comme l’ennemi et on dit qu’on veut démobiliser les troupes.

Pourtant, nous avons tous intérêt à ce que les droits humains soient respectés, parce que même en temps de guerre, il y a cet impératif de respect des droits humains. On ne doit pas attendre de subir personnellement avant de commencer à dénoncer les dérives de nos Forces de défense et de sécurité.

Nous comptons certes sur ces forces, mais lorsqu’il y a des dérives, ayons le courage de le dire, que l’autorité ait le courage de recadrer les choses. Depuis un certain temps, on ne parle que d’exécutions sommaires. Au Yatenga, dans la commune de Thiou, c’est encore plus grave, mais on en parle très peu.

Ceux qui dénoncent les dérives ne sont pas les ennemis du Burkina. Si ça continue ainsi, je ne sais pas qui d’entre nous est à l’abri.

Interview réalisée par Tiga Cheick Sawadogo

tigacheick@hotmail.fr

Source: LeFaso.net