Politologue et africaniste de formation, Frédéric Lejeal est l’auteur d’ouvrages sur les relations franco-africaines. Dans cette interview accordée à Lefaso.net, ce fin connaisseur du continent africain décrypte les relations parfois houleuses entre la France et ses ex colonies. L’ancien rédacteur en chef de La lettre du continent, qui a vécu plusieurs années au Burkina Faso, livre également son analyse sur les dernières décisions des autorités burkinabè à l’égard de la France, avec notamment la demande de changement d’ambassadeur et le départ des forces spéciales.

Lefaso.net : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Frédéric Lejeal : Je suis politologue et africaniste de formation. Mes études se sont intéressées à la genèse et au fonctionnement de l’État, et de toutes les notions associées, en Afrique, mais aussi au mode d’insertion internationale de ce continent. J’ai été ensuite journaliste spécialisé, notamment le rédacteur en chef, pendant 10 ans, de La Lettre du Continent, lettre confidentielle réputée sur les cercles de pouvoir politique et économique franco-africains.

Vous avez publié en 2020 un ouvrage sur le déclin franco-africain ; ouvrage réédité en 2022 au vu de son succès en librairie ; pouvez-vous nous rappeler les grandes conclusions de cet ouvrage ?

Ces conclusions après 459 pages d’analyse et trente ans d’observations de terrain ont été de dire que la France doit, de manière impérative, changer radicalement de logiciel en Afrique si elle veut encore avoir du crédit, de la visibilité et si elle souhaite encore donner à sa voix un certain écho, en particulier auprès des générations montantes de ce continent jeune, qui accueillera 2 milliards d’habitants à l’horizon 2050.

La France a une longue et diffuse histoire avec le continent, mais des décennies d’interventionnisme maladroit et malvenu, de maladresses dans les discours et de pesanteurs ont sérieusement détérioré son image. Elle n’en comprend plus les évolutions et ne semble plus avoir les moyens de ses ambitions ; ambitions qui, au demeurant, ne semblent plus se cantonner qu’au facteur militaire.

Les erreurs fondamentales que j’évoque en les décrivant par le menu sont la permanence d’éléments qui ont progressivement accentué le ressentiment anti-français. Militairement, elle se traduit par le maintien, en Afrique, d’un dispositif unique de bases pré-positionnées quadrillant encore tout le continent, du Sénégal à Djibouti en passant par le Gabon ou le Tchad. Ce phénomène est sans précédent pour une ex-puissance coloniale et de moins en moins toléré par les opinions publiques.

Du point de vue politique, Paris continue de cautionner aveuglément des régimes autoritaires et répressifs rejetés localement. Économiquement, le système du franc CFA, hérité de la période coloniale, persiste malgré une réformette du président Macron en 2019. Du point de vue symbolique – qui n’en est pas moins important – la France est remplie d’une morgue moralisante, un discours teinté de condescendance intimant aux Africains comment ils doivent vivre, vers quel régime politique ils doivent tendre, combien d’enfants ils doivent faire, etc.

Tous ces éléments mis bout à bout sont de nature à exaspérer les ressortissants de l’Afrique francophone. Non seulement le passé de la France ne passe plus, mais les modalités de sa politique africaine sont rejetées. A fortiori lorsque l’on sait que ce continent est désormais mondialisé et qu’il n’y a que l’embarras du choix comme partenaire.

On peut dire alors que les dernières évolutions de ces relations confirment vos analyses…

En quelque sorte. Elles sont les manifestations de la énième perte d’influence de Paris face à des juntes, certes isolées, mais qui affirment dans leur expression non seulement la volonté de changer la donne mais aussi d’interlocuteur, notamment en matière sécuritaire. Il ne s’agit pas de ressentiment contre les Français mais contre la politique française telle qu’elle s’exprime. Au Burkina, cette défiance et ce rejet symbolisé par l’attaque de l’ambassade de France à Ouagadougou ne sont pas nouveaux. Ils remontent à la période sankariste, laquelle est revenue en force dans l’inconscient collectif burkinabè après la chute de Blaise Compaoré, en 2014. La lutte anti-terrorisme l’a accéléré. Les Burkinabè considèrent, à tort ou à raison, que Paris a échoué dans sa mission après des années de déploiement militaire via Barkhane. Cette force a été progressivement assimilée à une force d’occupation incapable, malgré les moyens déployés, de lutter efficacement contre les groupes djihadistes.

Paris paie en cela des décennies d’interventionnisme militaire dans ce qu’on a appelé son « pré carré », à savoir sa zone d’influence. Ce militarisme est de plus en plus décrié et contesté. Et pas seulement par le président Ibrahim Traoré. Lors de ma dernière mission au Faso, en septembre 2021 j’ai été frappé par l’amertume du personnel politique, y compris de la part du président Kaboré lui-même avec lequel je m’étais entretenu, pour lesquels Paris, sous couvert de cette opération, a semblé se comporter en terrain conquis, en refusant notamment de partager de l’information stratégique avec l’État-major de ce pays.

L’impression d’échec est partagée par la junte malienne même si ces jugements ne sont objectivement pas fondés. C’est la même analyse. Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’Ibrahim Traoré ait consacré son premier voyage au Mali. Sans vouloir porter de jugement, l’opération Barkhane était de toute manière intenable à terme. Paris était bien trop isolée sur le plan militaire, avec des soutiens sporadiques et une faible implication des instances africaines, pour inverser le cours des choses. C’est une grave erreur que de penser que les Russes obtiendront de meilleurs résultats. Mais c’est aussi le droit légitime, aujourd’hui, des États africains de faire appel à qui bon leur semble, cette aide dusse-t-elle aggraver la situation.

En ce qui concerne le Burkina Faso particulièrement, la situation semble s’emballer avec la demande de changement d’ambassadeur et ensuite le départ des forces spéciales ; comment analysez-vous cela ?

Cette situation illustre parfaitement le recul de l’influence française et la volonté des partenaires « historiques » de l’Hexagone de se tourner vers d’autres interlocuteurs. Ne plus être dans un face à face permanent avec l’ancienne puissance coloniale de plus en plus mal vue des jeunes générations en raison de son paternalisme ou d’autres stigmates comme le maintien du franc CFA dont la charge symbolique est très forte.

Comme au Mali, que les autorités d’un « pays du champ » puissent remercier un ambassadeur prouve à quel point Paris n’a plus la maîtrise de son agenda africain. Il s’agit aussi, il faut le dire, d’une fuite en avant des autorités burkinabè qui répondent ainsi à leurs opinions publiques dont certaines sont ouvertement manipulées.

Quelle issue voyez-vous à cet emballement ?

Elle dépendra en partie de l’évolution du régime Traoré qui, par sa décision de renvoyer les militaires français signe en quelque sorte l’arrêt de mort de la coopération avec Paris. Soit ce régime se radicalise davantage encore et cela ouvrira sur une période glaciale avec la France. Soit, il considère que la France reste un partenaire nécessaire et des canaux diplomatiques resteront ouverts.

Mais je ne vois guère la France vouloir préserver à tous prix ses relations jadis privilégiées, notamment avec le régime Compaoré et Kaboré -Emmanuel Macron, rappelons-le a effectué son premier voyage en Afrique en tant que président à Ouagadougou, en novembre 2017- avec un pays qui ouvre grand les bras à la Russie.

Au même moment, le président ivoirien est reçu à l’Elysée avec au menu des échanges le dossier Burkina notamment ; comment appréciez-vous cette visite ?

Elle illustre parfaitement ce que je dénonce plus haut : l’arrogance de Paris et l’adoption d’une posture paternaliste. On peut comprendre l’inquiétude d’Alassane Ouattara, un francophile convaincu, qui voit deux de ses pays frontaliers basculer dans l’ornière de Moscou avec, de surcroît, une menace terroriste grandissante. Pour autant, qu’il se précipite à Paris pour évoquer un dossier relevant avant tout des mécanismes africains montre le décalage qui peut exister entre la réalité des relations diplomatiques et le terrain.

De façon générale, comment appréciez-vous la gestion actuelle de la relation franco-africaine par Paris ?

Pour tout dire, elle est catastrophique, car Paris semble s’obstiner à ne pas comprendre ce qui se joue actuellement. Emmanuel Macron convoque la jeunesse africaine présentée comme l’avenir de cette relation. On organise des sommets à Montpellier. On fait amende honorable. On travaille le mémoriel. Très bien. Mais les signaux adressés par l’Élysée sont en totale contradiction avec cette volonté d’avancer, de rompre avec un certain passé et de dépoussiérer cette relation. En premier lieu, la France continue de dorloter des régimes en tout point infréquentables du point de vue des libertés ou de la défense des droits de l’homme. Le fait qu’Emmanuel Macron se rue aux obsèques d’Idriss Déby, en avril 2021, alors que ce dernier est aussitôt remplacé par son fils, quelques heures après son décès via un putsch est le symbole d’une approche qui ne sait évoluer. Et Paris s’étonne d’être ciblé et pris à partie par des manifestants tchadiens hostiles. Cette présence -Emmanuel Macron était le seul chef d’État occidental à N’Djaména – est emblématique du deux poids deux mesures dont les Africains ne veulent plus. Affirmer fermement la défense de principes que l’on viole allègrement dans la pratique.

En second lieu, Emmanuel Macron n’a pas fondamentalement bougé les grandes lignes de cette relation. Il reste dans le registre de la communication. Militairement, il ne remet pas en cause la présence de la France et de ses bases pré-positionnées. Malgré une réformette, le franc CFA, symbole honni des populations africaines, est toujours bien en place. Le discours est toujours aussi péremptoire et professoral, comme le fait de dire que les Africains feraient trop d’enfants. Du point de vue mémoriel encore, qu’observe-t-on ? La France restitue 26 pièces au Bénin quand d’autres puissances coloniales comme la Belgique s’apprêtent à en restituer plus de 40 000 à la RDC, ancien Congo-Belge.

Peut-on en réalité parler de sentiment anti-français en Afrique ?

Ce que l’on nomme « ressentiment anti-français » est en fait un rejet total de la politique de la France avant tout, même si la communauté française a été violemment et ostensiblement prise pour cible au plus fort de la crise ivoirienne. Pour l’écriture de mon livre, j’ai interviewé une centaine de personnalités. Des personnels politiques, des chefs d’État, des ministres, des opposants, des intellectuels, des journalistes. J’ai été extrêmement frappé par la masse de critiques et de rancœurs formulées envers Paris. Ce ressentiment s’exprime également à bas bruit par de nombreuses décisions lourdes de sens quant à la perte d’aura de Paris : en décembre dernier en plein conflit russo/ukranien, le Cameroun a signé un accord de coopération militaire avec Moscou. Le Gabon, autrefois centre névralgique de la Françafrique a rejoint le Commonwealth.

Quelle pourrait être l’implication de la Russie dans l’évolution actuelle des relations franco-africaines ?

Depuis plusieurs années, la Russie réactive d’anciennes relations et compte sur l’Afrique, comme ce fut le cas de la France jadis, pour rayonner au niveau international et se construire une clientèle d’Etats qui lui soit favorable ou qui, du moins, ne la condamne pas. Et cela fonctionne. Peu d’États africains ont pris parti ou ouvertement condamné l’invasion de l’Ukraine par Moscou. La Russie, on le voit, est de plus en plus active et offensive, notamment via son porte-étendard Wagner mais pas seulement. Elle crée des cercles d’affaires russo-africains. Convoque des sommets Russie-Afrique, etc. N’oublions pas que ce pays a un passé glorieux avec ce continent. Et les Africains ne l’ont pas oublié.

Durant la guerre froide, l’ex-URSS a soutenu tous les mouvements indépendantistes soulevés contre les anciennes puissances coloniales. On pense à tous les pays lusophones dont l’Angola où l’ancien président Éduardo Dos Santos, comme beaucoup d’autres hauts responsables ou militaires africains, a fait ses études à Moscou. La Russie a également été à la pointe du combat contre l’Apartheid, là où les puissances occidentales, dont la France, étaient encore timorées. Son absence de passé colonial et la défense des pays de ce continent à disposer d’eux-mêmes sont marquantes. Y compris aujourd’hui. La Russie fructifie ce passé.

Que pensez-vous de l’efficacité de Wagner dans la lutte contre le terrorisme en Afrique ?

Disons-le tout net, cette société paramilitaire constituée de mercenaires et de repris de justice dépasse souvent le cadre de la loi et du respect des normes admises en matière de droit international. Ses modes d’action sont violents et souvent hors la loi. L’Onu a déjà pointé de nombreuses exactions en Centrafrique notamment. Je ne pense pas qu’elle ait les moyens de lutter contre le terrorisme. Surtout, ses membres ne maîtrisent pas le terrain et les dynamiques locales. La Sahel n’est ni la Tchétchénie, ni la Syrie.

Interview réalisée en ligne par Cyriaque Paré

Lefaso.net

Source: LeFaso.net