Le Burkinabè Tiguéné Nabassaga est un spécialiste des risques de crédit et risques climatiques dans un établissement bancaire à Montréal au Canada. Le 21 février 2024, il est devenu le 500e diplômé du programme de doctorat en administration de HEC Montréal en défendant avec brio sa thèse en ingénierie financière portant le titre : « Essays on the valuation of syndicated loans in the presence of covenants : Term loans, loans with performance pricing, and revolving credit lines » , couronnant ainsi son parcours de doctorat. Dans cette interview en ligne qu’il nous accorde, il précise la portée de ses travaux et revient sur son parcours.

Lefaso.net : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Tiguéné Nabassaga : Je me nomme Tiguéné Nabassaga, je suis un professionnel en risques de crédit et risques climatiques dans un établissement bancaire à Montréal au Canada.

Vous êtes le 500e diplômé du programme de doctorat en administration (Ph. D) de HEC Montréal, qu’est-ce que cela représente pour vous ?

Le rang 500e est un pur hasard qui me fait beaucoup honneur. Mais au-delà, c’est un accomplissement personnel et familial étant précisé que j’ai mené mes travaux doctoraux en parallèle avec mes occupations professionnelles à temps plein. Cela a demandé un vrai travail d’équipe en famille. J’ai, en ces moments précis, une pensée pour toute ma famille qui a contribué à ce succès.

Qu’est-ce que ce doctorat va changer pour vous ?

A court terme, pas grand changement, je suis déjà assez bien lancé avec une expérience professionnelle diversifiée de plus de 10 ans. A moyen et long terme, ce doctorat est certainement une porte ouverte vers d’autres possibilités de carrière notamment académique.

Parlez-nous du thème de votre doctorat…sur quoi porte-t-il et quelle est sa pertinence ?

Mes recherches doctorales ont porté sur le thème d’évaluation de gros contrats de prêts sollicitant la participation de plusieurs banques, dénommé des prêts syndiqués. Par leurs tailles, pouvant atteindre des milliards de dollars US, ces contrats viennent avec des clauses restrictives, comme l’obligation de maintenir un certain niveau de santé financière ou l’interdiction de fusion/acquisition avec impact matériel sur le risque de l’emprunteur.

Le non-respect de ces clauses conduit à des renégociations des termes du contrat. Nous avons développé une nouvelle approche à l’aide de la théorie de jeux dynamique et stochastique pour estimer la valeur de marché de ces contrats en tenant compte du risque de crédit mais aussi du risque de non-respect des clauses restrictives qui, naturellement, impacte le premier risque. L’intérêt de nos travaux se situe à plusieurs niveaux.

Le modèle peut être utilisé lors du montage des contrats en permettant de choisir les meilleures clauses restrictives pour une meilleure gestion du risque de crédit. Avec la possibilité de calculer une valeur ajustée du contrat tenant compte de la présence des clauses restrictives, le modèle est très utile pour les transactions sur le marché secondaire, qui a connu une forte croissance ces dernières années.

Après votre baccalauréat série C en 2005, vous décidez de vous inscrire à l’Ecole préparatoire aux études d’ingénieur de Sfax, Tunisie …Pourquoi ce choix ?

Ce n’était pas un choix mais un concours de circonstances. En effet, à l’obtention du BAC, série C, j’ai obtenu une bourse de la coopération internationale avec pour destination la Tunisie. Le choix de l’Ecole préparatoire s’est imposé une fois en Tunisie et après avoir pris connaissance des options. Avec un BAC C, j’ai naturellement coché la case prépa Math-Physique.

Après l’Ecole préparatoire, il y a eu l’Ecole polytechnique de Tunisie (Ingénieur polytechnicien et master en économétrie) entre 2007-2011, puis HEC Montréal pour un Ph. D… Pouvez-vous expliquer votre discipline ?

L’Ecole préparatoire débouche sur un concours d’entrée dans les Ecoles d’ingénieur. J’ai pris part à ce concours et j’ai été admis à l’Ecole polytechnique de Tunisie qui prenait à l’époque les 30 premiers au niveau national. La formation à l’Ecole polytechnique est pluridisciplinaire (couvrant les mathématiques et physiques appliquées à l’économie, la finance, la mécanique, réseau et système informatique).

A la fin de ma formation à l’Ecole polytechnique, j’ai eu la chance de faire mon stage de fin d’étude d’ingénieur au Canada. Ce fut ma première découverte du pays et de HEC Montréal. Quand j’ai décidé de reprendre les études doctorales en 2017, mon premier choix s’est naturellement porté sur le Canada car je connaissais déjà le pays et l’Ecole, ensuite un professeur avec qui j’ai déjà travaillé.

Pourquoi avoir opté pour ce domaine d’études ?

Au début, j’ai été guidé naturellement par les mathématiques (le choix de prépa math-physique) et par la suite leurs applications à la finance à travers l’ingénierie financière à HEC Montréal. C’est un domaine passionnant quand vous aimez les finances et les mathématiques, une combinaison parfaite.

Comment êtes-vous arrivé à atteindre un tel niveau d’excellence ?

Je n’ai pas de secret particulier. J’ai travaillé d’arrache-pied, j’ai persisté, et j’ai persévéré. J’ai connu certes des périodes difficiles et parfois même des échecs, mais j’ai su garder le cap, et ce, sur le long terme et rester concentré sur cet objectif. C’est ce qui m’a permis de traverser les difficultés et échecs qui, généralement, sont de courte durée.

Photo prise lors de la célébration du 500e avec le directeur et les anciens directeurs du programme

En quelques mots, retracez-nous votre parcours scolaire et universitaire…

J’ai commencé mes études primaires en Côte d’Ivoire où mes parents vivaient. J’ai découvert le Burkina Faso en 2000 à ma classe de 4e au Lycée Yamwaya de Ouahigouya. Après le BEPC en 2002, je devais rejoindre le LTO à Ouagadougou en Seconde AB3. Initialement, je ne savais pas à quoi cela correspondait mais j’ai constaté qu’il n’y avait pas assez de Mathématiques, alors je suis reparti à Ouahigouya pour faire la Seconde C au Lycée Yamwaya.

A l’époque, il n’y avait pas de classe de 1ère C à Ouahigouya. Alors j’ai dû rejoindre Ouagadougou une année après pour la 1ere C au Lycée Marien N’Gouabi où j’ai obtenu mon BAC C en 2005 avec une bourse pour poursuivre mes études en Tunisie. J’ai eu un parcours scolaire et universitaire assez intense. Il faut dire que je me suis attaché au rang de premier de classe de la 6e à la fin de mes classes préparatoire en Tunisie. Avec les élèves très brillants que j’ai rencontrés et avec qui j’ai partagé les classes, cela n’a pas été reposant, surtout en 1ere et Tle C à Ouagadougou.

Faites-nous découvrir la famille dans laquelle vous avez grandie…

Je suis né et j’ai grandi dans une grande famille élargie avec un père et une mère qui nous ont inculpé des valeurs d’intégrité au plus haut point, d’humilité, d’humanité et surtout de partage ; mes parents m’ont appris le goût de l’effort et la nécessité pour tout un chacun de se battre pour gagner honnêtement et dignement sa vie et à être utile aux autres membres de sa famille et à la communauté. J’ai conservé ces valeurs.

Racontez-nous comment vous êtes arrivé au Canada et pourquoi avoir choisi ce pays comme lieu pour étudier ?

Je suis arrivé au Canada pour la première fois en 2010 pour mon stage de fin d’étude. A la fin de ce stage, j’ai obtenu une admission au programme de doctorat à HEC Montréal. Mais après réflexion, j’ai opté de partir sur le marché de travail à l’effet de pouvoir honorer certaines responsabilités sociales. C’est en 2017 que j’ai finalement décidé de repartir au Canada après 7 ans d’expérience professionnelle sur le continent africain, principalement en intelligence d’affaire et en analyse économique.

J’ai choisi le Canada parce que je connaissais déjà le pays et je savais qu’il y avait plus d’opportunités dans mon domaine de formation. C’est un beau pays avec une économie prospère et un marché très dynamique. De plus, HEC Montréal a un excellent programme de troisième cycle de renommée internationale. Un programme bilingue offert conjointement avec trois autres universités, une offre de cours riche et diversifiée, d’éminents professeurs dont les compétences sont connues et reconnues dans leurs différents domaines. Ce sont autant d’éléments qui ont motivé mon choix.

Avez-vous eu des difficultés à vous adapter ? Lesquelles ?

Je n’ai pas eu tant de difficultés pour m’adapter. J’étais déjà habitué à vivre hors de mon pays de naissance et loin de mes parents. J’ai développé une certaine maniabilité.

Vous arrive-t-il d’éprouver un peu de nostalgie ?

Nostalgie, oui ! Le Burkina Faso est un pays qu’on ne peut pas oublier. Presque chaque jour, je revois défiler dans ma mémoire les plus beaux souvenirs de mes années de collège et de lycée à Ouahigouya et à Ouagadougou. C’était une époque fantastique.

Je me souviens encore de ces amis et camarades avec qui j’ai passé des moments inoubliables devant le petit tableau où les discussions sur les solutions aux exercices de mathématiques et de physiques étaient interminables ou encore de ces instants passés en groupe à déguster un plat de haricot acheté chez la vendeuse du quartier. Je n’ai pas oublié tous les amis que je me suis faits dans les quatre pays où j’ai vécu (Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Tunisie et Canada).

Racontez-nous une de vos journées-types…

Je suis beaucoup attaché aux relations familiales, je m’organise toujours de telle sorte à pouvoir consacrer du temps à ma vie de famille. Généralement, je me réveille assez tôt. Je fais quelques exercices de réchauffement, une lecture et/ou une rédaction de quelques lignes de ma thèse, cela avant le réveil des enfants. S’en suit la routine habituelle pour déposer les enfants à l’école et à la garderie. Au travail, j’ai généralement mes réunions de travail avant midi car je travaille avec des équipes principalement basées à Paris, à Londres et à Madrid, avec un décalage horaire de 5 à 6h de Montréal.

L’après-midi est généralement dédié aux travaux individuels. Deux fois par semaine, je termine ma journée avec une séance de Taekwondo.

Il y a quelques années, quand vous étiez plus jeune, auriez-vous deviné que vous alliez faire ce parcours qui fait rêver plusieurs étudiants ?

Tant mieux si mon parcours peut inspirer des étudiants ! J’étais loin d’imaginer ce parcours. J’ai aimé les mathématiques depuis tout petit et cette passion pour les chiffres a guidé et influencé mes choix. J’ai, peut-être, eu un peu de chance dans mes choix, et le travail a fait le reste.

Y a-t-il une rencontre professionnelle qui vous a particulièrement marqué ou qui a changé votre perception des choses, de la vie ? Laquelle ?

Je dirais une rencontre avec Madame le Professeur Michèle Breton, qui a, par la suite, été ma directrice de thèse. Le début de notre collaboration date de 2009. Après un cours qu’elle nous donné à l’Ecole Polytechnique de Tunis, j’ai découvert la beauté des Mathématiques derrière les produits financiers. C’était comme si ses enseignements étaient venus combler la pièce manquante d’un puzzle.

Elle m’a permis d’avoir un premier stage au Canada, et le reste s’en est suivi, et c’est sous sa direction que je viens de soutenir ma thèse 14 ans après notre première rencontre à l’occasion de sa mission d’enseignement à Tunis. Je profite de vos colonnes pour lui renouveler mes remerciements pour la direction de mes travaux et surtout sa disponibilité pendant toute mon aventure doctorale.

Qu’est-ce que vous considérez avoir particulièrement réussi au plan professionnel jusqu’à présent ?

Pouvoir combiner la pratique professionnelle et les études, l’apprentissage en général. J’ai eu un parcours très diversifié. De la science des données à l’analyse économique, au risque de crédit et au risque climatique, il m’a fallu continuer d’apprendre, et ce, rapidement. Cette agilité est, pour moi, très importante dans un monde en pleine mutation.

Quel est le plus gros challenge que vous avez rencontré jusqu’à présent ?

Je ne saurai identifier le plus gros, mais un en particulier a été de me relever d’un échec et de changer mes plans à la suite de cet échec. J’en ai eu des échecs, mais celui-là a été le plus difficile. En décembre 2007, je me suis rendu sur le campus de l’Ecole Polytechnique de Paris (le fameux X), avec l’intime conviction de réussir l’examen final, l’oral de mathématique.

Il fallait résoudre des questions mathématiques, marqueur à la main, au tableau, et face à un jury de professeurs. J’ai reçu mes résultats le 26 décembre, je n’en souviens encore. Je n’ai eu ni de fête Noël ni de réveillon. Je suis resté seul dans ma chambre de l’Ecole polytechnique de Tunisie, à accepter mon échec et surtout reprendre de la motivation pour la suite. Ce fut une très longue semaine pour moi !

Avec quelle motivation vous vous levez chaque matin ?

Pour ce qui me concerne, avoir un impact positif, être utile à ma famille, ma communauté et la société en général sont mes sources de motivation. Se donner pleinement pour atteindre mes objectifs, remplir mes missions malgré les contraintes. J’y attache particulièrement du prix.

Si vous aviez la possibilité de refaire votre parcours, referiez-vous exactement la même chose ?

Je referai le même parcours, en mieux certainement mais oui.

Quels liens avez-vous gardé avec le continent africain ?

Un lien assez solide, je rentre régulièrement au Burkina et en Côte d’Ivoire, et j’interviens dans quelques écoles supérieures comme chargé de cours ou mentor. Je suis resté proche de mes anciens collègues sur le continent et les amis de classe, nous échangeons très régulièrement.

Comment comptez-vous mettre votre riche expérience professionnelle au service de votre pays d’origine ou du continent africain ?

Je reste convaincu que nous pouvons tous contribuer en nous joignant aux efforts des professionnels talentueux qui sont en train de bâtir le continent. Je pense que cela peut commencer par un petit pas à la fois. Pour moi, au niveau de l’enseignement, mais aussi à titre plus privé en servant de mentor aux plus jeunes étudiants talentueux et très motivés, qui ont parfois besoin d’orientation.

Comment entrevoyez-vous la suite de votre carrière ?

Mon objectif est de continuer d’approfondir mon expertise en finance, notamment dans la finance durable et le risque climatique. Aujourd’hui, nous sommes à un tournant de la finance et de l’économie en général, où l’aspect environnement et social prendra de plus en plus de place dans les différents montages financiers.

Un dernier mot ?

Je remercie toutes les personnes qui ont, d’une façon ou d’une autre, contribué à mon succès. Mon épouse, mes enfants, ma grande famille en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso pour leurs soutiens inconditionnels. Les professeurs des lycées Yamwaya et Marien Ngouabi, en particulier madame Maïga et madame Bikienga qui se reconnaitront sans doute.

Les amis au Burkina Faso, en particulier M. Zerbo, un très cher ami. Toute ma gratitude et reconnaissance au Professeur Michèle Breton et à tous les éminents professeurs de HEC Montréal, en particulier l’actuel direction du programme de doctorat, Professeur Guy Paré et ses prédécesseurs, qui nous ont réservé une belle célébration du 500e docteur du programme. Je remercie enfin la direction et la rédaction de LeFaso.net pour cet entretien.

Entretien réalisé en ligne par Désiré T. Sawadogo

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Source: LeFaso.net