Si la question d’une réconciliation nationale ne se pose pas à la plupart des Burkinabè, les modalités pour y parvenir suscitent cependant des regards divergents. Dans ce point de vue, l’Ecrivain-journaliste, Sayouba Traoré scrute le sujet.

Il y a dans le monde de la presse, une vieille plaisanterie à propos de la dureté d’un rédacteur en chef. On dit que lorsqu’un médecin reçoit un rédacteur en chef en consultation, il ne perd pas son temps à examiner le cœur. Parce que, comme chacun sait, un rédacteur en chef n’a pas de cœur. « Sentiment môkô », comme disent les Congolais.

Le chef vous demande un article. Ce qui est une façon polie de dire qu’il vous commande un article. Et pour vous enlever vos illusions quant à la nature de la demande, il y a une date butoir. Un deadline pour montrer que si par malheur, ce n’est bouclé à temps, vous êtes mort. Si vous êtes un salarié de la maison, on vous le rappelle chaque matin par cette interrogation : « ça avance, ton papier ? ». Si vous êtes juste un ami à qui on demande un service, la voix est doucereuse mais, c’est le même visage fermé : « Alors, c’est pour quand ? ». Bien sûr, dans ce second cas, il ne peut y avoir de cour martiale avec pendaison publique en fanfare, comme pour le salarié. Mais, si ce n’est pas fini à temps, vous êtes désormais catalogué comme « pas fiable ! ». Il faut donc se dépêcher d’écrire cet article !

Une grave question

Un proverbe dit que « Le jour de l’accouchement, il y a pas de honte ». La réconciliation nationale ! Chacun le voit, la question est grave. Si préoccupante qu’elle hypothèque lourdement notre devenir commun. Le gouvernement peut avoir la plus grande détermination qui soit, nos dirigeants, toute coterie considérée, peuvent avoir la meilleure volonté du monde, nos concitoyens peuvent y mettre autant de cœur qu’il est humainement possible, il n’y a rien à faire : impossible de faire travailler ensemble des gens qui ont des différends à solder. C’est donc une question incontournable.

Comme à la maternité, on ne peut pas faire semblant de ne rien voir. Ça fait partie des sujets qui fâchent, mais qui ne peuvent être remises à demain. C’est-à-dire que les Burkinabè doivent affronter le problème. Qu’on soit bon ou qu’on soit mauvais, un bon époux ou un faux frère, un esprit pur ou une âme damnée, tous ensemble, nous devons affronter la question de la réconciliation nationale. Parce que nous ne pouvons pas faire autrement que de vivre ensemble. Parce que c’est la condition pour construire un lendemain à nos enfants. Surtout dans notre cas où le quotidien se résume à gérer des maigreurs.

Les yeux dans les yeux

Un proverbe enseigne que « Celui qui ne connaît pas la natte, c’est qu’il ne connaît pas la paille ». Inutile donc de lui expliquer qu’une natte, c’est de la paille tressée. Ainsi donc, pour ne pas louper l’affaire, il y a des préalables. En premier lieu, répondre à cette question : pourquoi veut-on, pourquoi parle-t-on de réconciliation nationale ? Autrement dit, qu’est-ce qui s’est passé ? Qui a fait quoi, et à qui ? Qui porte une vilenie sur la conscience, et qui entretient et rumine du ressentiment dans son cœur ?

Pour le commun des mortels, le crime le plus grave, c’est ôter la vie d’autrui. C’est ce qui frappe l’imagination. Et c’est pourquoi, nous allons commencer par-là. Il nous souvient que lors de la brûlante affaire Norbert Zongo, la commission d’enquête indépendante a rédigé un rapport. Et que pour sortir de cette crise, le Collège des Sages a rédigé un rapport. Et pour un suivi après la Journée Nationale du Pardon, la Commission de Réconciliation Nationale a rédigé un rapport. Puis, il y a eu d’autres affaires de crimes de sang. Bref, tous ces dossiers que l’on dit « pendants », notamment l’affaire du juge Nébié. Puis encore, des tueries en octobre 2014. Puis encore, des tueries en septembre 2015. On ne peut pas faire comme s’il n’y avait rien eu. Impossible ! L’esprit voit bien qu’il faut une réparation pour une faute aussi lourde et aussi profonde. Réparation envers la société à qui on a enlevé un fils. Réparation envers la famille pour traumatismes multiples.

Lors d’une mission de reportage au Cameroun, un chef de village m’expliquait que « Quand nous pouvons, nous cherchons la solution au village. Et quand ça nous dépasse, ou quand les deux parties rejettent notre jugement, on envoie à la justice du blanc. Parce que, notre jugement cherche à punir le fautif et à réparer le tort subi par l’autre partie. Mais, nous le faisons de telle sorte que les deux protagonistes puissent toujours vivre ensemble, pleurer ensemble et rire ensemble. Mais si vous allez voir la justice du blanc, elle va juger en regardant dans ses livres. Mais après ce jugement, les deux parties deviennent des ennemis mortels ». Voilà résumé le problème. Voilà le terrible énoncé de notre problème.

Comme disait Jean-Michè Kankan : « le gouvernement sauve beaucoup de gens ». Parce qu’il faut qu’on se dise la vérité. Les yeux dans les yeux ! Croire que tu vas dessouder froidement mon parent ou mon ami et que je vais te couvrir d’embrassades est un conte. Si réellement tu es honnête avec toi-même, tu sais le mal que tu m’as fait. Et si véritablement tu veux toujours que nous continuions de communier dans la fraternité, tu sais ce que tu dois faire. Il y a plus sordide en cette matière. Tu assassines froidement mon enfant. Puis tu ordonnes de l’enterrer nuitamment et précipitamment. Donc ni moi, ni sa mère ne pouvons pleurer sur la dépouille de mon rejeton. Ensuite, tu fais mettre sur les papiers qu’il est mort de mort naturelle. Et comme ça ne te suffit pas, j’entends dire dans le poste que mon enfant était un renégat, c’est-à-dire une sorte de traître. Ce n’est pas fini. Puisque tu envoies des gens me voir avec une enveloppe. Comme si l’argent, c’était l’essentiel en cette circonstance. Je sais que mon garçon ne tenait pas en place. C’est moi qui l’ai élevé. Tu penses bien que je le connais. Mais son tort est-il si grand qu’il mérite l’infamie ? On tue un guerrier, on ne le honnit pas !

Considérons l’affaire David Ouédraogo, que Norbert Zongo a payé de sa vie. Voilà une famille qui apprend la disparition de son fils par les journaux. Il n’y a pas de corps. Donc, pas d’accompagnement spirituel de son âme. Puis, on explique, toujours dans les journaux, que le fils sauvagement massacré était un voleur. Si tu continues à vivre et à circuler dans le quartier, si je ne passe pas à l’acte, c’est parce que je mesure ma faiblesse.

Or, voilà, il faut devancer cette vengeance de la victime. Il faut juger « de telle sorte que les deux protagonistes puissent toujours vivre ensemble, pleurer ensemble et rire ensemble ». Mais, il ne faut surtout pas se leurrer. On peut choisir une solution médiane consistant à seulement dédommager la victime. Mais, tous, nous voyons que tant que le fautif n’a pas été sanctionné, la victime aura toujours un goût d’insatisfaction dans la bouche. Et des envies de meurtre dans les yeux. C’est tout simplement humain. On peut aussi chercher à dévoyer nos coutumes. C’est-à-dire organiser un truc cérémoniel et on dira à tous de se serrer la main, de verser des libations ou autre grand-messe, de partager une noix de kola. Et on dit que c’est fini. ‘’Couma baana !” (Littéralement en langue bambara, parole est finie). Pour sûr, ça ne passera pas !

“On se sait tous ici !”

« Ce qu’un esprit intelligent a caché, un autre esprit intelligent ira le dénicher ». Détournements à tous les étages, grivèleries multiples et variées, enrichissements illicites à chaque coin de rue, sombres cocufiages en veux-tu en voilà, feintes et ruses en pagaille, menteries sans nombre et étourderies volontaires, il y en a pour tous les goûts. Ce sont autant de violences invisibles qu’ont subies et continuent de subir nombre de Burkinabè. Le Mahatma Gandhi disait qu’un seul mensonge en entraîne fatalement mille autres. C’est une mécanique mortelle. Il faut imaginer. Je mens une première fois. Puis, je dois mentir une deuxième fois pour couvrir le premier mensonge, et encore une troisième fois pour couvrir le deuxième, encore… et encore. Si bien qu’à la fin, je ne sais plus moi-même où j’en suis.

Les délits et autres cités plus haut sont-ils des inventions de journaliste ne sachant plus quoi raconter ? Que le lecteur se rassure, il n’en est rien. Considérons seulement le rapport publié en septembre 2016 par la commission d’enquête parlementaire sur le foncier urbain de l’Assemblée Nationale. Au demeurant un travail remarquable, en dépit de ses imperfections. Pour le journaliste, ce document a le mérite d’exister. C’est une base solide, en tout ce rapport offre des débuts de piste. Pour en revenir à notre propos, qui n’est pas saisi de vertige en lisant qu’une seule et même personne a pu se faire attribuer 22 parcelles parce qu’il est fils de maire, ou s’attribuer 500 parcelles parce que maire soi-même ?

Pour comprendre la cruauté du truc, portons nous au niveau de l’individu. Un travailleur se prive et prive sa famille pendant de longs mois pour acquérir une parcelle. Puis encore des années de privations pour édifier une modeste demeure. C’est idiot mais, c’est la loi : on construit d’abord, puis on fait les papiers. Harassé de crédits, fatigué de sacrifices, il découvre alors que la mairie a attribué la même parcelle à six personnes qui se présentent chacune avec son bout de papier jaune. Ou alors, il découvre que le filou qui lui a vendu la parcelle est de mèche avec la municipalité et que donc le pauvre travailleur s’est fait avoir. Ou même que le particulier qui lui a vendu la parcelle n’est pas le vrai propriétaire. Ce qui revient au même. On s’est fait avoir et on se retrouve sans possibilité de recours. Placé dans une semblable situation, qui n’a pas envie de courir chercher une arme à feu ? Parce que vous avez perdu toute une vie d’économie. Vous devez continuer à rembourser un crédit qui vous suce les sangs. C’est alors que vous apprenez que des gens dans notre paisible Burkina Faso ont pris 500 parcelles mettre dans leur poche. Le premier qui se présente devant vous en parlant de pardon, le fait à ses risques et périls !

N’oublier personne !

Il est impossible de recenser tous les cas. Toutefois, il importe de n’oublier personne dans cette opération de catharsis nationale. Car, c’est bien de cela qu’il s’agit. Étant entendu que le cas des petites gens est le plus douloureux. Habitués à dire oui, invariablement oui, éternellement oui, convaincus que le sort les a oubliés dans ses calculs, l’idée même d’une protestation leur semble un sacrilège. Tous, nous en connaissons autour de nous. Humbles employés à la carrière injustement brisée, étudiants issus de familles modestes de nos villages à qui on a piqué la bourse d’études, paysans spoliés de leurs terres, servantes martyrisées puis rejetées par des patronnes sadiques, chauffeurs de service dont les DAF (directeurs administratifs et financiers) ont mangé les perdiems, on trouve de tout.

On s’en voudrait presque de ne pouvoir proposer de solutions pratiques. Peut-être faudrait-il ouvrir un guichet du Haut Conseil pour la Réconciliation et l’Unité Nationale auprès de chaque mairie où les gens viendraient se faire recenser. A charge pour des démembrements locaux de ce Haut Conseil pour la Réconciliation et l’Unité Nationale d’examiner les situations au cas par cas. On a bien pu le faire lors des lois d’amnistie de 1991 qui a permis à des anciens caciques de venir faire enregistrer leurs situations personnelles. Il est vrai que des anciens caciques savent se défendre. Ils ont même les moyens de s’attacher les services d’avocats. Ce qui n’est pas le cas pour tout le monde. Mais, rien n’est pire que le pauvre gars qui se sentirait oublié une fois de plus.

Y aller vraiment !

Le sort a voulu que notre génération hérite d’une tâche aussi délicate. Et parmi nos congénères, le destin a cru bon de poser son doigt sur nos épaules. Il est donc impératif de ne pas décevoir. En tout, il nous faut tout tenter. Conclusion logique : soit on le fait, soit on ne le fait pas. L’adage dit qu’ « un demi pain, ça reste du pain. A l’inverse, une demie-vérité, ce n’est plus la vérité ». Nous devons donc y aller vraiment. Sans faux calcul. Sans faux départ. Deux écueils sont en travers du chemin. Une manipulation des lois modernes, ce que mon chef camerounais appelle la justice du blanc. Ou alors une manipulation de nos us et coutumes. Explications !

On peut se laisser aller à la facilité ou à la commodité et imaginer une loi d’amnistie générale. On se réunit donc dans un cénacle à Ouagadougou et on concocte une loi qui dit qu’on pardonne à tous. Avec interdiction pour les uns et les autres de reparler de ce qui a pu nous opposer. Et corollairement interdiction pour les victimes de tenter toute action en justice. Cela peut sembler habile. Mais, hélas, c’est con ! Une sublime connerie. Parce que, ce genre d’entourloupe ouvre la voie aux aventuristes de tous ordres. Aller en justice est un droit du citoyen. Si on vote une loi qui m’enlève ce droit, restera toujours la tentation de se faire justice soi-même. Essayez de comprendre ! Un filou m’a spolié de mon champ et a édifié sa résidence dessus. Or, un cultivateur sans terre est un homme mort. Si on vote une loi qui dit que mon voleur et moi nous sommes désormais purs à égalité, et que lui peut continuer à jouir de son bien mal acquis, et que moi je dois accepter de mourir dans mon coin, je n’accepterai pas de mourir seul. Un adage dit que « Le cœur n’est pas un os ». Traduction : on n’est pas courageux tous les jours.

Deuxième écueil, manipuler nos traditions. Que mesdames me pardonnent, mais je dois dire certaines choses. Tous les maris connaissent ou ont connu ce genre de situations. Quand madame annonce : « Tu as du courrier ! », l’oreille qui écoute est certaine qu’il s’agit d’une facture à honorer. Quand madame annonce : « Nous avons du courrier ! », l’expérience dit qu’il s’agit d’un chèque à encaisser. Il y a également des hommes rompus à cet exercice. Quand on vous appelle « Kôrô » (grand-frère), ce n’est pas toujours du respect, mais cela annonce aussi qu’on se prépare à attenter à votre portefeuille. En politique, c’est fait de manière plus insidieuse. Plus rampante, si vous voulez. On s’en va trouver le chef coutumier et on lui explique qu’il y a des gens qui veulent gâter le pays. Il faut donc qu’ils se lèvent. Et qu’ils disent aux uns et autres de faire pardon pour laisser le pays tranquille. Quel que soit son rang, si vous présentez les choses de cette façon à un ancien, il aura toujours le réflexe de crier : « calmos, le enfants ! ». Sauf que vous ne lui avez pas dit toute la vérité.

Comment je sais ces choses ? Comment puis-je en parler avec autant d’assurance ? C’est bien simple, je l’ai personnellement vécu. Lors de l’affaire Norbert Zongo, à Paris, il y avait aussi le Collectif de France Affaire Norbert Zongo, en abrégé COFANZO. Germaine Pitroipa, Didier Ouédraogo, Sirima Ardiouma, Adama Coulibaly et bien d’autres peuvent en parler mieux que je ne le puis. Toujours est-il qu’au fil des débats, je me suis aperçu que les anciens de la communauté n’avaient pas la bonne information. C’est alors qu’en réunion publique, j’ai demandé à parler en mooré. Et j’ai expliqué en ces termes : « ib kou néda, nkou nyoanga ! ». Traduction : on a tué quelqu’un, on l’a tué et brûlé. Réponse des anciens : « Haaan ya wooto laa ». Ah bon, c’est comme ça ? Voilà comment j’ai compris qu’on pouvait annexer faussement la bienveillance de nos anciens de façon dévoyée. Je répète, on peut réunir des bonnets rouges, organiser quelque chose de cultuel et de culturel, et faire « poussm M’noore ». C’est-à-dire qu’on prend de l’eau dans sa bouche, pour recracher la rancœur collective et dire que désormais, tout va bien. Mais, ça ne réglera rien. Il nous faut regarder la vérité en face.

Siidzaabda mè. Tien bee digui mogora. Tchiga Koukoua, Somboré afoboussi, Goonga nomoussi : la vérité fait mal. Mais, c’est la vérité. Et elle est cruelle.

Sayouba Traoré

Écrivain-Journaliste

Source: LeFaso.net