Le conseil des ministres du 25 octobre 2023 a dénoncé la convention de 1998 autorisant la cession des parts de l’Etat de la SN-SOSUCO à un consortium stratégique appelé « sucre participation ». L’État reprend ainsi la main de la société sucrière de la Comoé. Issa Martin Bikienga, ancien directeur d’exploitation de la société et ancien ministre de l’agriculture donne son point de vue sur la décision du gouvernement.
Lefaso.net : Pouvez-vous vous présenter s’il vous plaît ?
Issa Martin Bikienga : Mon nom c’est Issa Martin Bikienga. Je suis ingénieur agro-économiste de formation. Je suis un ancien ministre de l’agriculture du Burkina Faso. J’ai eu l’avantage de travailler pendant dix ans à la Société sucrière de la Comoé en tant que directeur d’exploitation de 1985 à 1995. J’étais détaché par l’Etat pour y travailler. Je suis à la retraite depuis onze ans maintenant. Je suis consultant en développement rural. Je suis membre de l’Académie nationale des sciences, des arts et des lettres du Burkina Faso.
Qu’avez-vous éprouvé comme sentiment quand vous avez appris que le gouvernement décide de dénoncer la convention de 1998 par laquelle elle cédait ses parts au consortium stratégique « Sucre participation » ?
Pour ce qui est du compte-rendu du conseil des ministres du mercredi 25 octobre 2023 concernant la nationalisation de la SN SOSUCO, je pourrais dire que j’ai accueilli cette information avec beaucoup de satisfaction pour deux raisons. La première raison est personnelle. Comme j’ai travaillé pendant dix ans dans cette société, à savoir de 1985 à 1995, je peux dire que j’ai passé une bonne partie de ma carrière professionnelle dans cette société. Pour cette raison, je ne voulais pas voir mon ancienne société en difficulté. Lorsque j’ai appris que l’État a décidé de reprendre les affaires en main, je me suis dit voilà une chance pour cette société de renaître.
La deuxième raison est de portée générale. La SN SOSUCO est une grande société agro-industrielle au Burkina Faso. Elle joue un rôle très important dans le développement de la région des Cascades. Je peux même dire que la SN SOSUCO fait partie de la carte d’identité de cette région. On ne peut pas parler de la région des Cascades sans parler de la SN SOSUCO. En plus de cela, elle a un grand impact socio-économique dans la région et plus particulièrement dans la province de la Comoé. Lorsque j’étais directeur d’exploitation dans cette société, elle était le deuxième plus grand employeur du Burkina Faso après l’Etat. En effet, elle employait 1 700 travailleurs permanents.
A l’occasion de la campagne de production sucrière, elle embauchait 350 contractuels. On employait également de la main-d’œuvre villageoise qui s’élevait à peu près à 2 000 personnes pour couper la canne à sucre. Sans compter les multiples tâches pour lesquelles on embauchait des journaliers dont leur nombre variait entre douze mille et treize mille. Au-delà de cela, la société avait un chiffre d’affaires très élevé qui était de 12 milliards de francs CFA et une valeur ajoutée de 5 milliards de francs CFA par an, ce qui permettait d’entretenir la vie économique au niveau de la province de la Comoé. À l’époque, la société payait 2 milliards et demi de salaires par an.
En plus de cela, elle versait à l’État au titre des impôts et taxes douanières environ 600 millions FCFA par an. À cela il faut ajouter les frais financiers payés aux banques qui s’élevaient à un milliard de francs CFA par an. La commune de Banfora recevait environ 50 millions de francs CFA par année. Ce qui veut dire que la société apportait beaucoup à la province de la Comoé. Pour toutes ces raisons, ça me faisait mal de voir cette société en difficulté. Lorsque l’État a décidé de prendre cette société pour en faire une société d’État, j’ai accueilli cela avec beaucoup de satisfaction, parce que la société va repartir sur un bon pied.
Pouvez-vous rappeler quel objectif visait l’Etat en 1998 en cédant ses parts et quels étaient les engagements qui devaient être tenus ?
En 1998, c’était une privatisation. Et la privatisation a concerné la Société sucrière de la Comoé et la Société de production d’alcool (SOPAL). La privatisation visait à faire fonctionner les deux sociétés ensemble. Alors, l’État sur la base de la confiance, a certainement cédé ses parts à travers une convention à « Sucre participation », un groupe d’investisseurs privés pour pouvoir gérer la société. La convention était très claire. Elle disait ce qu’il fallait faire, et là je me réfère au compte-rendu du conseil des ministres du 25 octobre 2023.
La convention disait que « Sucre participation » devait investir 20.311.000.000 de francs CFA pendant cinq ans. « Sucre participation » devait également moderniser la SN SOSUCO, accroître la production de sucre et pérenniser la Société de production d’alcool. Tout cela devait permettre à ces deux sociétés, la SN SOSUCO et la SOPAL de mieux se porter. Malheureusement, cela n’a pas été le cas, la convention n’ayant pas été respectée. Ce que je déplore dans cette affaire, c’est le fait que l’État ait attendu jusqu’en 2023 pour dénoncer cette convention. De 1998 à 2023, cela fait 25 ans. J’estime que c’est un peu long.
Alors que si on s’en tient aux termes de la convention, durant les cinq premières années, « Sucre participation » devait investir 20.311.000.000 de francs CFA. Si on constate après un certain nombre d’années que la convention n’est pas respectée, il faut tout de suite la dénoncer. Malheureusement, l’Etat a attendu près de 25 ans après pour dénoncer cette convention. Je trouve que c’est un peu long. Bref, je suis entièrement satisfait de la décision du conseil des ministres de nationaliser la SN SOSUCO.
Pourquoi les promesses n’ont pas été tenues ?
Je ne peux pas vous dire exactement les raisons pour lesquelles la convention n’a pas été respectée. Le conseil des ministres du 25 octobre n’a pas donné les raisons du non-respect de la convention. C’est le groupe d’investisseurs privés « Sucre participation » qui peut mieux répondre à cette question.
Comment jugez-vous la santé de la SN SOSUCO aujourd’hui ?
En toute objectivité, je peux dire que la société ne se porte pas bien. Je n’ai pas de chiffres pour illustrer cela. Mais il y a quatre ans, je suis allé à Banfora et je suis allé voir mon ancienne société. J’ai vu l’aspect des champs. Les champs n’étaient pas verdoyants comme on avait l’habitude de les voir à notre époque. J’ai donc tout de suite décelé qu’il y avait un problème au niveau de l’arrosage des cannes. C’est-à-dire que l’irrigation ne devait pas bien fonctionner. Je suis allé à l’usine, j’ai constaté deux choses. Le vieillissement de l’usine était tout à fait visible. Et plus grave que cela, j’ai vu un stock important de sucre dans la cour sous des bâches. J’ai interrogé certains ouvriers pour comprendre la raison pour laquelle une quantité aussi importante de sucre était stockée dehors sous des bâches, parce que ce n’est pas normal. D’abord le sucre est habituellement stocké en magasin.
En outre, il est destiné à la vente et non pour être stocké. Et si le sucre est stocké comme cela dans la cour, c’est qu’il y a un problème. Si je me réfère à ce que disaient les anciens ouvriers de la société avec lesquels j’ai gardé le contact, ils se plaignaient beaucoup. Ils disaient que les salaires n’étaient pas régulièrement payés et qu’il y avait trop de vols. Il y avait un ensemble de pratiques de ce genre qui n’étaient pas orthodoxes. Les ouvriers faisaient ces reproches à leur hiérarchie. C’est ce que j’ai appris. Je n’ai pas de chiffres, mais quand des ouvriers commencent à parler de la sorte de leur société, c’est qu’il y a un problème. Je peux ainsi résumer, en disant que sur la base de ce que moi-même j’ai vu et entendu, la société ne devait pas bien se porter.
Nationaliser la SOSUCO est-ce vraiment une bonne idée quand on sait que l’on reproche souvent à l’Etat d’être un mauvais gestionnaire ?
On dit que l’État est mauvais gestionnaire. Moi je suis d’un autre avis. Je vais vous donner la preuve. Lorsque j’arrivais en 1985 dans cette société, c’était sous la révolution. La société avait été gérée pendant 10 ans par une société étrangère privée. Elle était en difficulté. Elle avait accumulé beaucoup de pertes si bien que sous la révolution on a été obligé de la restructurer. Je suis arrivé en 1985 et durant mes dix années passées dans cette société, j’ai connu trois directeurs généraux, tous Burkinabè : Maïga Inoussa, Ouédraogo Souleymane et Toé Fulgence. En tant que directeur d’exploitation, je venais en seconde position, juste après le directeur général.
J’avais une grosse responsabilité, parce que je coordonnais six départements : la direction culture (culture de la canne), la direction technique (usine), le service mécanisation, la Direction financière et comptable, la Direction commerciale et la direction du personnel. Ce que je dois vous dire, c’est que de 1985 à 1995, soit pendant 10 ans, la société a fait 9 années bénéficiaires. On a eu une seule année déficitaire. Le déficit est intervenu en 1987, parce qu’il y a eu un déficit pluviométrique sur l’ensemble du pays. L’eau n’était pas suffisante pour irriguer correctement la canne à sucre. Donc la production de canne a chuté.
Le déficit de 1987 était dû à un manque d’eau et non à une mauvaise gestion. Donc, voyez-vous, les nationaux peuvent très bien gérer la société de façon correcte. Sur 10 ans, nous avons fait 9 années de bénéfice, alors que ceux qui nous ont précédés ont fait 10 années de déficit. Je pense que la performance est claire. Il faut admettre que l’État peut très bien gérer une société. Il suffit de mettre des personnes vertueuses à la tête de ces sociétés et vous verrez que ces sociétés vont bien se porter. L’Etat n’est pas toujours un mauvais gestionnaire.
Quels pourraient-être les avantages de cette nationalisation ?
Les avantages sont nombreux. Je dirais tout d’abord que si l’Etat reprend la SN SOSUCO, ça va lui permettre de contrôler la société de bout en bout. La production de la canne va changer. Plus précisément, la production de la canne va augmenter et la production de sucre va également augmenter. Au niveau industriel, les choses vont aussi changer parce que l’État va nécessairement faire de nouveaux investissements. L’État va recourir à des partenaires techniques et financiers étrangers pour pouvoir renouveler les équipements de production du sucre. La gestion aussi va s’améliorer. Sur le plan commercial, l’État va maîtriser la situation, en ce sens qu’il va contrôler la commercialisation avec des dispositifs qui conviennent.
Ces dispositifs sont par exemple, rendre obligatoire la consommation du sucre burkinabè. Vu que nous sommes dans le « consommons local » cela cadre bien avec la situation. L’État peut prendre des dispositions pour réglementer l’entrée de sucre sur le territoire national. C’est-à-dire en rendant obligatoire la consommation du sucre local, l’État va obliger ceux qui veulent importer le sucre de l’étranger à avoir une autorisation spéciale d’importer. Et cette autorisation ne leur sera délivrée que lorsqu’on aura épuisé le sucre local.
Si c’est fait de cette manière, le sucre local pourra avoir un débouché sûr. Nous ne sommes pas le seul pays à envisager de telles solutions. Dans pas mal de pays, pour protéger la production nationale, il faut procéder par des mesures de protection. Il y a un autre avantage que je vois : l’Etat a un comportement qui diffère de celui du privé. Le privé, ce qui l’intéresse prioritairement, c’est la rentabilité financière. Or, l’État est plus préoccupé par la rentabilité économique, c’est-à-dire que ce qui va intéresser la plus grande masse de la population, la collectivité. La SN SOSUCO, quels que soient les problèmes qu’elle rencontre, ne doit pas disparaître. En reprenant la société, l’Etat va donc lui permettre de ne pas disparaître.
En attendant la reprise en main de la société par l’Etat, les inconditionnels du sucre de la SOSUCO constatent actuellement une non disponibilité de ce sucre sur le marché. Qu’est-ce qui peut, selon vous, expliquer cette pénurie ?
Quand il y a une pénurie du sucre de la SN SOSUCO, il y a deux raisons essentielles. La première raison, c’est que le sucre de la SN SOSUCO n’est pas compétitif. Les commerçants préfèrent le sucre d’importation qu’ils peuvent avoir à moindre coût. La deuxième raison c’est la fraude. La fraude a toujours existé au Burkina Faso. A l’époque où j’étais à la SOSUCO, le sucre entrait frauduleusement au Burkina Faso mais pas en aussi grande quantité comme maintenant. On arrivait à commercialiser au moins 30 000 tonnes de sucre chaque année alors que la demande nationale était estimée à 40 000 tonnes. Mais aujourd’hui ce n’est pas le cas. Le sucre rentre de partout. Ce que les gens ne savent pas, c’est que le sucre de la SN SOSUCO n’a rien à envier au sucre importé.
Le sucre produit par la SN SOSUCO est produit selon les normes internationales. En outre, la SN SOSUCO produit du sucre blond. Le sucre blond est un sucre qu’il faut consommer davantage par rapport au sucre blanc parce qu’il convient mieux à l’organisme. Le sucre avant d’être blanc, il est blond d’abord. Ensuite, on y ajoute un ensemble de produits chimiques pour le blanchir. Le sucre blanc est moins indiqué pour l’organisme surtout quand il est consommé en grande quantité. D’ailleurs, quand vous consommez le sucre blond, vous sentez un arrière-goût de canne qui indique que c’est naturel. Malheureusement, nous sommes très habitués au sucre blanc alors que c’est le sucre blond qui convient mieux à notre santé.
Parfois méventes, parfois pénuries, que faut-il faire pour éviter ces situations à la société ?
• Pour éviter les méventes et les pénuries, il y a un travail de fond qu’il faudra faire. Si l’Etat reprend la société SN SOSUCO, comme acté depuis le conseil des ministres du 25 octobre 2023, il doit faire prioritairement une analyse diagnostique du marché de sucre. Il faut savoir comment le marché de sucre se comporte : quelle est l’offre et quelle est la demande ? Comment se manifeste la concurrence ? Comment se fait la distribution ? Il faut diagnostiquer tout cela. Une fois qu’on aura diagnostiqué le marché du sucre, il faudra aller vers l’élaboration d’une stratégie de commercialisation qui permettra à la société d’occuper entièrement le marché national. Il est vrai que la seule stratégie ne suffira pas en tant que tel, mais comme c’est l’État qui aura repris la société, il va accompagner cette stratégie d’un ensemble de mesures de protection. La société pourra ainsi occuper l’ensemble du marché national. Voilà, à mon avis, comment il faudra procéder pour éviter les pénuries et les méventes qui ne sont pas des évolutions normales.
La nationalisation de la société peut-elle aider à maîtriser la situation et à assurer la disponibilité du produit à tout moment ?
J’y crois. Parce que l’État est en train de promouvoir le « consommons local ». Donc voilà une occasion de faire consommer le sucre produit chez nous. L’État a la mainmise sur les importations de sucre. S’il ne vous donne pas l’autorisation d’importer le sucre et que vous l’importez, cela est illicite. L’Etat peut réglementer les importations de sucre de manière à ce qu’elles ne soient autorisées que lorsqu’on aura épuisé le sucre national. C’est une manière de donner la chance à la SN SOSUCO de se relever.
Actuellement avec la situation sécuritaire du pays, pensez-vous que l’État pourra réellement s’occuper de cette société ?
C’est vrai que nous sommes dans une situation d’insécurité, mais l’économie doit tourner. Quand je dis que l’économie doit tourner, cela veut dire que nous devons avoir un regard sur le fonctionnement des différents secteurs de l’économie du pays, dont la production industrielle. Pour cette raison, je dis que l’Etat peut, en reprenant en main la SN SOSUCO, organiser des tables rondes spécifiques ou se concerter avec des investisseurs privés qui accepteraient investir dans le sucre. De façon globale, l’État peut faire appel à des bailleurs de fonds intéressés à soutenir l’économie de notre pays. Parce qu’au-delà de la production du sucre, c’est le développement de toute la région des Cascades qui est concerné. Avec la production du sucre, on crée des emplois et beaucoup d’autres activités économiques en amont comme en aval. Je pense que c’est tout à fait possible.
Nous sommes à la fin de l’entretien, quel est votre dernier mot ?
Si l’Etat veut prendre la société SN SOSUCO, il est nécessaire qu’il mette en place un dispositif de suivi rapproché de la société. C’est-à-dire que l’État doit veiller à ce que la production du sucre se fasse dans de meilleures conditions, que cette société fonctionne correctement et qu’elle ne fasse pas de déficit. L’Etat doit veiller également à ce que la production puisse satisfaire la demande nationale. En outre, il doit assurer la protection de cette société, parce que sans la protection, il sera difficile que la SN SOSUCO puisse poursuivre son développement de façon satisfaisante. Pour terminer, l’Etat devra faire en sorte que la SN SOSUCO soit une société rentable. Chaque année, il faudra qu’elle fasse des bénéfices, car sans bénéfices, la société aura du mal à fonctionner et va courir à sa perte. Voilà les recommandations que je voulais faire.
Propos recueillis par Rama Diallo
Lefaso.net
Source: LeFaso.net
Commentaires récents