« Aujourd’hui, imaginez un instant, si on nous coupe tous les réseaux sociaux, que ce soit au Mali, au Niger ou au Burkina Faso ; on nous ramène d’un coup au Moyen Âge. Imagine que tu ne peux plus utiliser, ni appeler quelqu’un par WhatsApp, tu ne peux plus lui envoyer des vidéos, et tu ne peux plus rien faire du tout. » Voici entre autres les interpellations d’Issoufa Abdou Ousmane, concepteur et fondateur du réseau social nigérien dénommé Qwiper. Dans cette interview qu’il nous a accordée à l’occasion de la 20ᵉ édition de la Semaine du numérique organisée à Ouagadougou, Issoufa Abdou Ousmane présente son réseau social, tout en pointant du doigt les enjeux de la dépendance des services numériques étrangers.

Lefaso.net : D’où vous est venue l’idée de créer un réseau social 100 % nigérien ?

Issoufa Abdou Ousmane : C’est une idée qui me passionnait. J’utilisais depuis bien longtemps les réseaux sociaux. Cela me passionnait de voir que c’est un espace où les gens peuvent échanger, se partager les idées, publier des choses à vendre et tout. Moi, j’ai eu l’idée d’étendre, de ne pas me limiter à un seul réseau social. Aujourd’hui, on dit réseau social, mais en réalité, c’est une super application qu’on a développée qui contient non seulement le réseau social, le e-commerce, le paiement électronique, les offres d’emploi. Il y a même une section des mini-apps où d’autres jeunes développeurs peuvent concevoir leurs applications et les intégrer dans notre plateforme afin de pouvoir toucher directement des milliers d’utilisateurs.

Je pense qu’on n’a pas besoin d’avoir un milliard de plateformes. Je pense qu’on peut avoir une super application, sur laquelle les gens peuvent vraiment se concerter pour fédérer, y compris les plateformes gouvernementales. Cela va faciliter à nos populations l’accès aux services numériques. Parce qu’aujourd’hui, si tu prends un simple villageois qui est à des kilomètres de la capitale, dont le niveau d’études n’est pas élevé, tu lui dis : pour payer, il faut installer telle plateforme, pour regarder l’actualité, il faut installer telle plateforme, pour publier, il faut installer telle plateforme. Je pense que cela aura tendance à limiter l’inclusion numérique.

Je crois donc qu’une plateforme commune qui fait office de portail vers les autres plateformes va mieux accélérer l’inclusion numérique. J’ai compris l’enjeu et la nécessité pour nous d’avoir nos propres outils. On en voit aujourd’hui les censures et tout. Dès qu’un pays prend une autre dimension, qui sort du cadre de ce que les autres pays veulent, ils commencent à saboter, à couper telle plateforme et autres.

Aujourd’hui, imaginez un instant, si on nous coupe tous les réseaux sociaux, que ce soit au Mali, au Niger ou au Burkina Faso ; on nous ramène d’un coup au Moyen Âge. Imagine que tu ne peux plus utiliser ni appeler quelqu’un par WhatsApp, tu ne peux plus lui envoyer des vidéos, et tu ne peux plus rien faire du tout. Imagine que tu dois toujours mettre des crédits pour appeler par GSM. Cependant, on peut au moins être heureux pour les GSM. Parce qu’on ne peut pas les couper comme Internet, puisqu’il est installé localement. Car les antennes et les opérateurs sont chez nous. Mais imaginez maintenant qu’on nous coupe les services Internet. Cela voudrait dire que tu ne pourras plus faire de recherches sur Google et tout le reste.

C’est pourquoi la Chine a compris. Ils ont développé leur plateforme. Ils ont leur propre Google qui s’appelle Baidu, ils ont WeChat, ils ont Alipay, ils ont beaucoup d’outils. Et toutes ces technologies sont hébergées sur leur territoire. Et quand ces technologies ont été testées avec succès, ils ont systématiquement coupé les autres réseaux sociaux. Aujourd’hui, on ne peut pas utiliser Facebook pour insuffler des idées propagandistes au peuple chinois, parce que Facebook n’existe pas là-bas. Pour eux, c’est une question de survie de leur culture. Justement, c’est seulement ailleurs que leur plateforme s’appelle TikTok.

« Sinon en Chine, TikTok s’appelle Douyin. Et cette version utilisée en Chine ne propose que des contenus éducatifs, comment fabriquer des drones, des robots et tout », Issoufa Abdou Ousmane, concepteur et fondateur du réseau social nigérien dénommé Qwiper

Mais ici, tu trouves n’importe quoi. Et nous, ici, on consomme aveuglément. Et quand les gens se mettent à développer des choses pareilles, vous entendez des voix qui s’élèvent pour se demander si cela est fiable et tout. Si l’autre l’a fait, pourquoi pas nous ?

Comment a été justement accueillie votre innovation ?

Notre innovation a été accueillie avec fierté et beaucoup d’optimisme. Les chiffres en témoignent. Lancée à peine le 20 octobre 2025, nous étions déjà à 20 000 installations avant le 25. Actuellement, on est à plus de 25 000 utilisateurs actifs. On n’a fait aucune communication depuis le lancement. On a juste lancé, on s’est dit, on va attendre, on va observer pour voir si les gens vont apprécier. Parce que pour nous, c’est le produit qui va se vendre. Car au Niger, on n’a jamais vu des plaques publicitaires parler de TikTok. Les gens ont vu, ils ont apprécié, ils ont commencé à installer, et cela a commencé à se propager.

Il ne sert à rien de faire une campagne, un tapage médiatique si le produit, au fond, n’est pas utile ou bien s’il est rempli de bugs. Donc, on a constaté que les Nigériens l’apprécient beaucoup.

Au début, quand on l’a lancé, on l’avait restreint au Niger. On a fait en sorte que seul un numéro nigérien pouvait être utilisé. Et je vous assure qu’on recevait en moyenne plus de 50 appels par jour venant de pays étrangers. Surtout de la part de Nigériens qui sont à l’extérieur, qui veulent l’utiliser. J’ai reçu un appel d’un numéro australien. Imaginez en Australie, il y a des Nigériens qui veulent utiliser la plateforme, qui se plaignaient.

Et finalement, on a ouvert à tous les pays du monde, à tous les numéros. Et je pense que bientôt, on compte aussi rendre ça disponible pour les deux autres pays de l’AES, suivi du Tchad. C’est déjà disponible, vous pouvez déjà télécharger et l’installer. Mais c’est juste qu’officiellement, on a lancé au Niger et on aimerait faire d’autres lancements à Ouaga, à Bamako, à Ndjamena, ainsi de suite. Mais c’est déjà disponible. Et on met la priorité d’abord sur les trois pays de l’AES avant d’étendre cela ailleurs.

En somme, les gens ont beaucoup apprécié. Ils nous encouragent beaucoup. Il y a même des gens qui ont lancé des campagnes pour quitter Facebook et aller sur notre plateforme. Et de nombreux influenceurs se sont mis dans cette dynamique.

« Parce que ces influenceurs, en réalité, sont frustrés par Facebook », Issoufa Abdou Ousmane

Ils disent que pour monétiser leurs contenus sur Facebook, il faut passer par un pays étranger. Ils disent aussi que Facebook ne les paye pas, et que Facebook, pour des raisons X ou Y, suspend leurs publications pour droits d’auteur. Alors que c’est parfois un audio traditionnel que ces derniers ont pris pour insérer dans leurs vidéos.

Au regard de toute cette frustration, les gens ont vraiment accueilli notre plateforme comme une sorte de plateforme qui sauve finalement. Et nous, on est à cheval pour ne pas décevoir les gens. Et jusqu’aujourd’hui, nous n’avons recensé aucun incident, même minimum, sur le fonctionnement de la plateforme. Et l’utilisation ne fait qu’évoluer.

Votre réseau social offre-t-il la possibilité de monétiser son contenu ?

La monétisation est une de nos priorités. Aujourd’hui, on est au début, il n’y a pas de publicité pour l’instant. Les contenus ne sont pas encore monétisés. Mais quand on va intégrer les publicités et que cela commence à générer de l’argent, on va partager avec les créateurs de contenu. Et nous n’imposerons pas de critères lourds aux créateurs de contenu.

Parce que ces derniers nous connaissent, et savent même où nous trouver. Ce qui n’est pas le cas avec Facebook. Même les gouvernements leur écrivent via des courriers, mais ils ne répondent même pas.

Donc, la monétisation est une de nos priorités. Et quand on va commencer à générer de l’argent avec la plateforme, c’est notre engagement premier de partager ces revenus avec les créateurs de contenu qui contribuent justement aussi au succès de la plateforme.

Quelles fonctionnalités proposez-vous en dehors de celles qu’offre Facebook ?

En parlant des fonctionnalités que Facebook n’a pas. Nous en avons beaucoup. Sur Qwiper, il est possible de faire des commentaires en vocal, par exemple. Aujourd’hui, il n’y a aucune plateforme qui le fait. Tu peux même faire une publication vocale. Tu peux aussi enregistrer et publier des messages vocaux, et les gens également vont venir te répondre en commentaire via des notes vocales. Et cela, peu importe la langue utilisée. Cela renforce même la communication.

Et aujourd’hui, tous les contenus publiés sur Qwiper sont triés par notre IA et aussi par l’emplacement GPS. Sur Facebook par exemple, c’est juste les produits qui sont triés par GPS. La localisation est prise en compte. Mais souvent, quand il n’y a pas de contenus aux alentours, on demande des contenus étrangers. Aujourd’hui, sur notre plateforme, il y a un filtre qui s’appelle local, pour que les utilisateurs, par exemple, qui se trouvent au fin fond du village, à plus de 1300 kilomètres de la capitale Niamey, puissent voir les publications des autorités administratives et des chefs traditionnels. Parce que ces derniers peuvent créer des comptes, publier leur mise à jour, leur fil d’actualité. Car nous avons mis l’accent sur l’interconnexion des communautés.

En plus de l’accès via les vocaux, il y a les offres d’emploi. Sur Facebook, aujourd’hui, il n’y a pas d’offre d’emploi. Nous avons un onglet dédié aux offres d’emploi. On est en train de travailler sur la possibilité de permettre aux étudiants de pouvoir générer des CV en remplissant juste un formulaire et de permettre aussi aux employeurs de recevoir directement les candidatures dans la plateforme. Et de faire des tris ainsi de suite. Donc, toutes ces possibilités, nous sommes en train de les mettre en place. Et c’est pour cela que nous préférons même le terme “Super App”. Parce que c’est plusieurs applications en une seule. Ce que Facebook n’est pas aujourd’hui et est loin de l’être.

Et on voit que quand Elon Musk a acheté Twitter, c’est ce qu’il compte faire. C’est sa conviction profonde. Il veut faire une Super App aux États-Unis. Mais il veut s’inspirer du modèle chinois de WeChat. Parce que WeChat même est une sorte de Super App aussi. Donc, ils veulent s’inspirer de ce modèle. Mais je pense que nous, à notre niveau, on est déjà très en avance sur ce volet. Et cela marche très bien.

Dans un contexte de lutte contre l’extrémisme violent dans la sous-région, quelles dispositions avez-vous prises pour filtrer les contenus ?

Actuellement, nous avons des processus de modération. Les utilisateurs peuvent signaler des contenus qu’ils trouvent malsains pour plusieurs raisons. Ces raisons sont prédéfinies. Toute publication qui te semble inappropriée, tu peux la signaler, et les modérateurs peuvent la supprimer. Mais nous avons aussi une équipe qui surveille les contenus publics. Parce qu’au niveau de la messagerie, c’est chiffré.

Mais pour les contenus publics, il y a une équipe de modération qui regarde si c’est bon, elle passe son chemin ; si c’est nocif, si c’est de la nudité, elle supprime. Tout comme on a un petit modèle d’intelligence artificielle qu’on a formé pour ce faire, et qui est en train d’apprendre à mesure que la plateforme grossit. Cela, pour réduire justement le nombre d’humains qui interviennent dans la modération. Mais les humains restent toujours les derniers juges.

Quel a été votre secret pour réussir la création de cette plateforme ?

Au début, j’étais seul. J’ai développé ma plateforme. C’était un moteur de recherche qui faisait aussi l’agrégation des articles d’actualité, les sites d’offres d’emploi et autres. On affichait directement leurs offres et les gens avaient la possibilité de rechercher, un peu comme une sorte de Google. Maintenant, au fur et à mesure, quand j’ai créé la société, j’ai quitté mon boulot, j’ai créé la société. Là, j’ai vraiment pris des jeunes stagiaires. Quand j’ai pris ces jeunes stagiaires qui étaient à peu près comme moi, parce que quand je les voyais, je me voyais à mes débuts. Et je les ai encadrés jusqu’à ce qu’ils deviennent aujourd’hui ceux-là mêmes qui travaillent sur le projet.

Désormais, je suis juste là pour donner les lignes directrices, et puis après superviser. J’ai une équipe de six personnes qui sont formidables et qui travaillent tous les jours. Même maintenant, à mon déplacement de Ouaga, ils prennent beaucoup d’initiatives et me rendent compte via notre plateforme qu’on a développée, qui permet de faire le suivi des tâches et projets. Ils m’informent parfois qu’ils ont identifié tel souci et l’ont corrigé. Et je reçois effectivement la notification. Maintenant, de mon côté, si je remarque un truc, je vais juste ajouter ce qu’il faut et passer à autre chose. Donc, l’équipe est devenue complètement autonome, et ils sont en train de développer comme si c’était moi. Il ne faut pas se dire qu’en tant que fondateur, je dois être au centre de tout.

Quelle est votre vision et votre mot de fin ?

Nous projetons que dans maximum deux ou trois ans, Qwiper soit une référence pour les Nigériens pour vérifier toutes choses. Je veux que Qwiper soit la plateforme de tous les Nigériens, des pays de l’AES, des pays du Sahel, de toute l’Afrique, avant de conquérir les autres continents.

Mon mot de fin, c’est d’appeler mes camarades jeunes à se lancer et à créer avant d’aller chercher l’appui. Il leur faut créer du concret et le présenter. C’est seulement ainsi qu’ils pourront bénéficier de soutiens.

Mais on entend certains parfois dire qu’on leur a volé leur idée. Il ne suffit pas d’avoir seulement une idée. Tout le monde a des milliers d’idées. Les idées ne sont rien sans leur mise en œuvre. C’est quand tu les mets en œuvre que l’on peut percevoir leur importance.

Interview réalisé par Hamed Nanéma

Crédit photos : Bonaventure Paré

Source: LeFaso.net