Le 30 mai 2017 s’éteignait en France Dr Valère Somé, grand homme politique et chercheur burkinabè. Huit ans après sa mort, Ernest Compaoré, ancien compagnon politique de l’homme, rend hommage à celui qu’il présente comme son maître idéologique et politique dans cette tribune.

« Valère va nous recevoir ce soir », vint nous confier Dje, à la villa Awaté. Quelques heures après, nous voici devant l’hôtel Sarakawa, mes camarades CDR (Comité de Défense de la Révolution) et moi.

Dès que nous franchîmes la porte du hall, il vint à notre rencontre, lançant : « Dje ! Vous êtes là ?! ». Je fus immédiatement frappé par son pas alerte, fier, sûr. Vêtu d’un joli jogging, il arborait une fine moustache et une barbe à la Lénine. Je le croyais plus grand de taille, plus imposant physiquement. Il nous serra les mains, comme à de vieux amis, puis nous conduisit dans sa chambre d’hôtel. Le Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique de Sankara, Valère Dieudonné SOME, s’entretint avec nous, comme avec des camarades. Il est vrai qu’il semblait connaître particulièrement Dje, notre responsable CDR d’université à Lomé. Ce jour-là naquit quelque chose en moi.

Quelques années plus tard, je rejoignis son parti politique, l’ULC-R (Union des Luttes Communistes-Reconstruite). Dans le parti, j’appris à participer à la rédaction d’un manifeste, d’un projet de société, d’un programme de gouvernement, de déclarations, etc. De l’homme, j’appris beaucoup : le sens de l’ouverture d’esprit, de l’humilité, du contact, de l’honnêteté intellectuelle, du travail, du courage, du leadership, de l’humanisme, l’attachement à ses convictions, à ses camarades, l’usage de la plume comme outil et arme, entre autres. Il est celui qui a renforcé ma conviction selon laquelle sans objectif, éthique et méthode, il n’y pas de pratique politique vertueuse.

« Moi, je n’ai pas d’ennemi. Même si je rencontre celui qui cherche à me tuer, s’il tend la main, je lui tends aussi la main. S’il me sourit, je lui souris » , confiait-il au journal « Le Quotidien » en juillet 2012. « …je n’attaque pas quelqu’un sur un rapport personnel…mais je défends des idées… » … « …je ne serai jamais le premier à attaquer. Mais quiconque m’attaque, je réponds, c’est la légitime défense. » … « Pardonner, ce n’est pas oublier. Moi j’ai pardonné à mes tortionnaires, et comme je le dis, la haine tue d’abord celui qui la porte avant d’atteindre celui contre lequel la haine est dirigée. Débarrassons-nous de la haine pour prendre un nouveau départ ». (Interview du 06 octobre 2015, accordée au journal Lefaso.net).

« C’est Valère qui parle. Valère dit sa vérité. Pourquoi vais-je dire la vérité de quelqu’un d’autre dans mon livre ? Je dis ma vérité, et ma vérité je la pense vraie…Et s’il m’est démontré que je me suis trompé, je ferai mon mea culpa publiquement ». Voilà un autre indice du caractère de l’homme.

Je restai à ses côtés, de l’ULC-R à la CDS (Convergence pour la Démocratie Sociale), en passant par la CPS (Convention Panafricaine Sankariste), la CPS (Convention des Partis Sankaristes), l’UDPI (Union des Démocrates et Progressistes Indépendants).

En jetant un regard rétrospectif sur la contribution de Valère à l’avènement et à la conduite de la RDP (Révolution Démocratique et Populaire), je me convaincs encore plus qu’une révolution ne s’improvise pas et que n’est point révolution toute révolte. Je persiste et signe dans mon affirmation selon laquelle Sankara fut le leader charismatique de la Révolution du 04 août 1983 et non son père. Je réaffirme que la théorisation idéologique initiale, préalable indispensable à tout projet politique, permet de se construire une explication du monde, des rapports entre l’homme et son environnement et des rapports entre groupes sociaux. Ce travail intellectuel aboutit au constat du stade contemporain de l’évolution sociale, donc des luttes (de classes) futures. Il s’agit alors d’identifier les adjuvants et opposants (révolutionnaires et réactionnaires pour le cas de la R D P), et d’évaluer les chances de réussite dans l’œuvre de construction de la nouvelle société que l’on estime idéale pour le présent et l’avenir.

Karl Marx, Lénine, les anciens étudiants voltaïques qui se sont abreuvés à la sève du marxisme-léninisme, qui ont appris de la longue marche de Mao Tsé Toung, de l’expérience de Cuba, de l’expérience albanaise, entre autres, sont les pères de la Révolution Démocratique et Populaire. Cette révolution, comme toute révolution, fut laborieusement préparée, proclamée, animée et revendiquée par des acteurs, militaires comme civils, l’élément accélérateur ayant été la tentative de décapitation (17 mai 1983), ourdie par une puissance impérialiste, de l’élan révolutionnaire, de plus en plus visible depuis la cohabitation au sein du Conseil du Salut du Peuple.

Les pères de la RDP, ce furent aussi les régimes précédents, pas tous, qui, par les tares développées, ont exacerbé le ressentiment des militants de gauche qui rêvaient d’une société vertueuse pour leur pays. Il y a évidemment un bras armé dans toute entreprise de cette nature. De ce point de vue, SANKARA, à mon avis, à l’aune de son discours et action politiques, ne fut pas un simple homme. Il fut la synthèse de la confrontation des théorisations des étudiants engagés, depuis le milieu des années 70. Il fut le porte-drapeau de la RDP, extrant du triomphe du mouvement M 21 sur le courant adverse (véritable parricide idéologique) dans le débat de ligne. Il fut le porte-étendard des officiers progressistes de l’armée nationale du début des années 80. Il fut le fruit du processus de maturation de l’engagement politique précoce des étudiants voltaïques, processus qui a transformé le militantisme étudiant en militantisme partisan avec la naissance à l’échelle nationale des premiers partis de gauche.

Sankara, ce fut une équipe d’idéologues, d’officiers progressistes et de civils patriotes. Sankara fut un projet de société, dont l’ossature était consignée dans le DOP (Discours d’Orientation Politique). Il fut un programme de gouvernement construit sur des valeurs et principes tels que la fierté nationale, l’intégrité, l’abnégation, l’audace, l’exercice populaire du pouvoir d’Etat, le contrat d’objectifs, la solidarité révolutionnaire internationale. Il fut le leader charismatique d’une révolution qui se voulait authentique. Il était devenu le « prisonnier volontaire » d’une proclamation, d’un programme, d’un peuple, à la mesure de l’espoir qu’il a fait naître au sein des masses, des laissés-pour-compte, sevrés de guide, de modèle à suivre, qui n’avaient plus de rêves ni de raison de se dresser.

Dans la journée du lundi 29 mai 2017, une rumeur a couru, insinuant qu’il se pourrait que l’irréparable se soit produit. Le lendemain, il a fallu pour moi et mes camarades de la CDS, envisager qu’il se pourrait que cela soit vrai : Valère nous a peut-être quittés ! Dans la nuit du 04 juin, mes compagnons et moi, la mort dans l’âme, avons accompagné le cercueil à domicile. Admis le 21 avril dans un hôpital de Metz (en France) pour des problèmes de santé, il avait subi une première intervention le vendredi 28 suivant, jugée satisfaisante. Lui-même avait pu nous rassurer depuis son hôpital. Hélas, de rechute en rechute, il a vu sa situation se dégrader graduellement jusqu’au seuil critique le 29 mai. Le jour suivant, dans la matinée, l’équipe de médecins actifs à son chevet s’est avouée vaincue. Ce furent les moments les plus douloureux de ma vie de militant politique. A l’occasion, un de nos camarades a pu écrire le poème suivant :

Au revoir Valère,

Aujourd’hui restera le souvenir

D’un jour cruel, qu’on n’a vu venir,

Et seuls sanglots, pleurs et larmes

Nous sont restés comme armes,

Face à la douleur

Prolongée, de l’heure.

Très affaibli et exténué,

Quelque chose t’avait diminué,

Mais tu ne laissais rien paraître

D’un finissant bien-être.

Chez toi, tu continuais à recevoir,

Sans jamais dire : « à nous revoir »,

Avec ton souriant « à demain »

Cachant un incertain lendemain.

Tu as su braver des moments très durs

Que seul l’homme stoïque endure,

Luttant jusqu’au bout,

Et toujours debout,

Egal à toi-même, inflexible,

D’un courage indicible.

Au revoir Valère, au revoir,

Pas adieu, car là-bas on va se revoir.

Mais déjà s’envole ta légende, sans vanité.

Pour le Burkina, pour l’Histoire, pour l’Eternité.

« L’amorce d’apothéose » (post mortem) que lui consacrèrent ses amis et compagnons n’est que juste reconnaissance de l’engagement et l’action, l’œuvre politique, le legs à la postérité d’un grand homme, dont l’œuvre doit être poursuivie, selon les auteurs de l’ouvrage.

L’héritage de Valère est lourd à porter. Dans son ultime combat contre la maladie, il nous avait caché sa souffrance et la gravité du mal, continuant de parler de projets avec nous. Sur son lit d’hôpital, avant son dernier souffle, il accorda ses derniers pardons. Il ne nous a pas légué des biens matériels, mais des biens spirituels et moraux. Il nous laisse, entre autres, ses « Recueils de textes politiques : articles et interviews ». Il nous laisse cet avertissement : « …un jeune sans formation est un activiste bête, nuisible pour la société. » (Interview du 11 novembre 2016, accordée au journal Lefaso.net). Il nous laisse cette conviction selon laquelle pour le Burkina et l’Afrique il n’y a pas d’autre voie de salut que celle tracée par Sankara, en réactualisant ses combats. Et pour se donner des chances d’emprunter cette voie et d’arriver à destination, il a préconisé que naissent, partout en Afrique, des « Organisations des Peuples d’Afrique », avec pour mission la concrétisation de l’idée de la Fédération des États unis d’Afrique.

En guise de conclusion, je reprends à mon compte cette partie de l’apothéose que ses amis et compagnons lui dédièrent peu de temps après son décès : « …Valère Somé n’est point mort. Il est plutôt inscrit maintenant, inscrit, en lettres d’airain, dans la mosaïque de l’univers, parmi les créateurs, ceux qui apportent des solutions, la lumière et ce qui n’existait pas avant leur intervention… »

COMPAORE Ernest

Ancien secrétaire général de la CDS

Source: LeFaso.net