A travers cette interview qu’il nous a accordée, cinq jours après l’avènement du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR) et sur non seulement cette actualité politique, mais également le pouvoir Kaboré et le procès Thomas Sankara, Ismaël Abdoulaye Diallo, ancien fonctionnaire international, observateur averti de la scène politique burkinabè et un des leaders du Front du renforcement de la citoyenneté (FRC) fait des confidences et des analyses, sans langue de bois, des sujets que nous avons évoqués avec lui. Interview !

Lefaso.net : Cela fait bien longtemps qu’on ne vous lis plus dans la presse sur les grandes questions, vous qui avez été parmi les acteurs de la lutte contre la modification de la Constitution puis, sous la transition à travers vos interventions d’éveil des consciences. Qu’est-ce qui explique cette absence ?

Ismaël Abdoulaye Diallo : Je suis tenté de vous répondre que c’est vous qui avez cessé de me contacter (rires). Et comme je ne suis pas ici pour me vendre, je suis resté aussi dans mon coin comme on dit. L’autre raison, en réalité, est qu’en février 2020, je suis parti à l’étranger pour deux mois. Je me suis finalement retrouvé hors du pays pendant 17 mois et ne suis rentré qu’en début juillet 2021.

Le public vous redécouvre avec votre passage devant le tribunal militaire pour votre témoignage dans le cadre du procès Thomas Sankara. Justement, sur le procès, ouvert après 34 ans d’attente, dans quels sentiments avez-vous livré votre témoignage ?

Vous allez me faire dire des choses qui ne vous plairont pas ; à vous et à d’autres personnes (rires). La première est que je suis passé devant le tribunal un jeudi après-midi, ça a duré environ 35 minutes. Puis, le lundi, pour terminer le témoignage (l’audience ayant lieu du lundi au jeudi, ndlr). Lundi matin, j’ai donc commencé par demander l’impossible au président du tribunal, c’est-à-dire d’inviter les journalistes à sortir de la salle avant que je ne témoigne.

Et il était bien entendu très étonné. Il a demandé pourquoi ? Je lui dis que tout ce que j’ai lu dans la presse, tout ce que j’ai entendu à la radio, tout ce que j’ai vu à la télé, n’était pas ce que j’ai dit. Alors, je ne veux pas prendre le risque, cette deuxième fois, qu’on travestisse ce que j’ai dit. Il m’a dit qu’il ne peut pas demander aux journalistes de quitter la salle. J’ai donc dit que je ne parlerai pas.

Il m’a dit : « non, vous êtes obligé de parler car vous êtes un témoin ». J’ai posé cette condition en réalité pour m’adresser aux journalistes, leur dire de veiller à ce qu’ils écrivent parce qu’une fois que c’est sorti, c’est sorti. C’est comme de l’eau versée à terre, on ne peut plus la ramasser. N’est pas journaliste qui veut, c’est une grande responsabilité et c’était une façon pour moi de leur dire de faire attention. Etre journaliste pour moi, c’est comme être chirurgien, comme être pilote.

La deuxième des choses, c’est qu’il y a des questions que j’aurais aimé voir le président du tribunal me poser, il ne l’a pas fait. Alors que les sujets en question étaient dans le procès-verbal d’audience devant le juge d’instruction en 2015. Troisièmement, il y a des accusés qui ont tu la vérité. Ils n’ont pas dit ce qu’ils savaient ou ils n’ont pas voulu le dire et cela est dommage.

S’il faut faire un procès pour que les gens continuent de deviner ce qui s’est passé, franchement, ça aurait servi à quoi ? Dans tous les cas, c’est bien que ce procès se tienne. C’est vraiment mieux que rien. Mais il ne faut pas non plus arrêter ce procès à Sankara ! Pourquoi ne ferait-on pas un procès sur le cas du commandant Jean-Baptiste Lingani et du capitaine Henri Zongo et sur bien d’autres ?

Il y a des explications à donner ! Il est vrai que Sankara est Sankara, mais pourquoi ne se focaliser que sur lui ? Et quand on dit « Sankara et compagnons », moi, ça me choque. Ses compagnons ne sont pas des choses, ce sont des personnes qui ont des parents, des amis ; donc il faut citer leurs noms. Malheureusement, c’est toujours comme cela, on ne décore que les généraux des armées qui ont gagné, en oubliant le soldat qui est allé se battre. Je ne peux citer, de manière exhaustive, les noms des personnes pour lesquelles j’aurais aimé voir des procès, mais je ne voudrais pas oublier le cas du commandant Amadou Sawadogo.


Votre avis est partagé par nombre de personnes, qui se désolent de la rétention, de l’autocensure de certains accusés et témoins. Qu’est-ce qui, à votre avis, explique cela ?

Là également, je vais déplaire à beaucoup de personnes, mais j’ai le sentiment, que ce soit du côté des accusés, des témoins et même des avocats et du tribunal, qu’il y a de l’autocensure. De tous les côtés. J’ai vraiment ce sentiment. Il y a des points morts ou des cases et des tiroirs qu’on ne veut pas ouvrir. Ne me demandez pas lesquels, je sais ce que je pense, mais puisque personne ne veut en parler, moi aussi, je ne veux pas en parler.

J’ai l’impression qu’il y a une sorte de consensus instinctif ; qu’il y a des questions taboues à ne pas soulever. Par exemple, quand j’étais en 2015 devant le juge d’instruction, après près de trois heures d’audition, le juge m’a demandé si j’avais un autre point, je lui ai dit que je pense à quelque chose, mais comme dit le comédien Gérard Ouédraogo sur radio Oméga (en plaisantant) : « ça ne sortira pas de ma bouche ».

On a discuté et je lui ai dit ce que j’ai entendu. Quand nous avons tourné autour du pot et qu’il est arrivé à deviner ce dont je parlais, il m’a dit : « oui, ce que vous dites s’est vraiment passé ». Alors, j’ai trouvé cela monstrueux ; parce que pour moi, c’était le moment de la naissance de la rupture entre Sankara et Compaoré. C’était au premier anniversaire de la Révolution, en août 84. Donc, il y a beaucoup de non-dits. Et il y a de gens qui savent des choses gardées sous silence.

Peut-on placer cette rétention sous le compte des valeurs culturelles burkinabè de ne pas briser certaines questions susceptibles d’heurter les aspects de cohésion sociale, de bonnes mœurs … ?

Oui, cela peut être le cas et une richesse, mais à condition que l’on soit conscient du mal. Qu’on n’en parle pas publiquement, mais que derrière le rideau, comme on dit, on essaie d’en parler. Mais si on décide de ne pas en parler et de laisser en l’état, on ne résout pas le problème, ça devient un comportement hypocrite. Il faut se taire oui ; parce que comme on dit, la parole prononcée est comme de l’eau versée. Donc, il faut régler le problème. Dans ma culture par exemple, quand deux frères ont un problème, ils ne vont jamais se faire face et se le dire ouvertement.

Jamais ! Ils vont passer par un cousin ou par une tante ou un parent à plaisanterie. Et c’est cette personne qui va aller dire à l’autre : « voilà, tu as fait ceci ou cela et ça n’a pas plu à l’autre ». C’est cet envoyé qui va arrondir les angles. Et quand ces deux frères se verront, ils sauront chacun ce que l’un pense, ce que l’un a dit au facilitateur ; mais ils n’en parleront jamais face-à-face. C’est une culture, ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est une façon de préserver les relations. Il y a d’autres cultures où c’est le contraire.

Fort de ce que vous avez dit, faut-il trouver un cadre pour pouvoir se parler, briser ces questions taboues (parce qu’on suppose que le fait que le procès est public y soit aussi pour quelque chose) ?

Notre drame, nous Africains, surtout Africains prétendument francophones, nous sommes en déshérence. Jusqu’au temps de mes pères (j’ai au-delà de 75 ans), il y avait encore ce fondement, ce substrat culturel, qui faisait que même s’ils étaient ouverts à bien d’autres cultures, ils avaient les pieds bien plantés dans leurs cultures. C’était très important. Mais à mon temps, quand nous allions à l’école, on nous forçait à ne pas parler nos langues, à ne parler que le français. Et c’est comme cela qu’on a commencé à nous abâtardir mentalement.

C’est devenu pire avec les jeunes d’aujourd’hui ; avec les TIC, ça ne fait que les éloigner davantage. Il y a combien de jeunes qui discutent avec leurs grands-parents ? Ils pensent même que les grands-parents sont dépassés, qu’ils n’ont rien à leur apprendre. Très honnêtement, je pense qu’il est urgent que nous révisions tout cela. Ça fait au moins 45 ans que je prétends que nous avons tout faux. Dans tout ce que nous faisons : l’éducation, la justice, la culture, le commerce, l’alimentation, etc. Nous avons tout faux. Tout est à revoir. Mais comment le faire ?

Nous l’avons commencé pendant la révolution. Malheureusement, nous n’avions pas assez de révolutionnaires. Malheureusement encore, beaucoup qui étaient autour de Sankara étaient des opportunistes, des gens qui, très rapidement, se sont fatigués de la révolution, laquelle a été très vite dévoyée, combattue et abattue. Il nous faut donc nous rattraper, mais comment le faire ? Il faut nous rattraper, en faisant en sorte que les parents envoient leurs enfants pendant les vacances au village ; qu’ils voient ce qui s’y passe. Ils vont réaliser ce qu’est la pauvreté, ce qu’est la réalité du pays. Pour beaucoup de jeunes, le Burkina se limite aux grandes villes. C’est comme la question du terrorisme aujourd’hui.

Combien de personnes vont se coucher à Ouagadougou en se demandant s’ils vont se réveiller le lendemain ? Alors que c’est la question que beaucoup de Burkinabè de l’intérieur se posent aujourd’hui, au quotidien. Donc, il faut qu’on se rapproche de notre culture, comme du temps de Nazi Boni. Malheureusement, nous ne sommes plus de vrais Africains et nous ne serons jamais non plus des Français ou des Européens. Il faut revenir à nos sources, pas pour rejeter ce que nous avons acquis, non reprendre des choses négatives, mais faire une sorte de synergie.


Est-ce qu’on pourra le faire ?

J’en doute…, pour deux raisons. La première est que nous n’avons pas assez de gens qui comprennent cette nécessité et cette urgence. Deuxièmement, nous avons davantage de compatriotes et d’Africains qui préfèrent le laisser-faire et le laisser-aller plutôt que de s’engager sur des chemins difficiles (c’est un chemin difficile, parce qu’il faut défaire tout ce qu’on a acquis pendant longtemps et reconstruire quelque chose et ça, ce n’est pas facile).

Au cours du procès, on a appris que Ismaël Diallo n’était pas seulement l’ami du défunt président nigérien Seyni Kountché, et qu’il était aussi un agent de la CIA (agence de renseignement américaine). Qu’en est-il exactement ?

(Rires). Vous savez, c’est extraordinaire. On a dit que j’étais membre du CNR (Conseil national de la Révolution), ce que je n’ai jamais été. On a dit que j’ai été ministre de Sankara, ce que je n’ai jamais été. On a dit que j’ai été ambassadeur à Washington, ce que je n’ai jamais été.

Qu’est-ce qu’on n’a pas dit ? On a dit que je suis un agent de la CIA. Si avoir étudié et travaillé aux USA, être marié à une Américaine (encore, une Américaine noire, et d’un Etat du sud, ça veut beaucoup dire pour ceux qui connaissent les USA), suffit pour être un agent de la CIA, alors, la CIA aurait plus de fonctionnaires qu’elle en a besoin et qu’elle pourrait payer. C’est aussi ne pas me connaître, probablement.

Ce ne pas savoir qu’avant d’aller aux USA en 1975, j’ai d’abord été commissaire de police. Quand j’ai échoué au BEPC à Ouaga en 1962, beaucoup parmi nous sont allés dans les pays voisins : Togo, Bénin, Côte d’Ivoire et même Sénégal. Moi, je suis parti au Niger. Je n’aimais pas l’école par la faute de mon premier instituteur à Kaya, qui m’a frappé pour que j’écrive avec la main droite, alors que je suis gaucher. Cela m’a amené à haïr l’école et a créé en moi une sorte de rébellion vis-à-vis de tout ce qui est autorité, l’instituteur était en son temps une autorité.

Etant de la génération influencée par le panafricanisme de Kwamé N’Krumah, j’avais décidé de dédier ma vie au panafricanisme et à la révolution. Je ne rêvais même pas gagner ma vie en ayant une carrière professionnelle. Je me suis dit qu’avant d’aller en révolution, il fallait savoir comment fonctionnent les services de sécurité. C’est ainsi qu’un soir, j’ai entendu un communiqué à la radio Niger par lequel un concours était ouvert pour le recrutement d’inspecteurs de police.

Au début des indépendances, cette histoire de nationalités n’était vraiment pas un obstacle aux recrutements de fonctionnaires dans certains pays de même expression linguistique. Je suis donc entré à la police en 1963 et suis rapidement allé en stage en France. A mon retour, j’ai été nommé chef du service RG/ST (renseignements généraux / surveillance du territoire). Puis, j’ai été affecté à Agadez, capitale de l’Aïr en 1965. C’est à Agadez que j’ai fait la connaissance du commandant Kountché, chef de la garnison militaire de l’Aïr. Nous sommes restés amis jusqu’à sa mort en novembre 1987.

C’est à partir du Niger donc que vous vous êtes retrouvé à l’international ?

Là aussi, après trois ans passés à la police, quand j’ai estimé que j’en savais, pas assez, mais suffisamment, j’ai été à l’ENA (Ecole nationale d’administration). Je suis passé de la section police à la section administration, dans l’intention de me faire affecter aux Affaires étrangères et c’est ce qui s’est passé. J’ai été plus tard à l’ambassade du Niger à Lagos, puis à Washington.

A Washington, après quelques malentendus avec l’ambassadeur du Niger, Kountché s’est opposé à la sanction de me renvoyer au Niger et m’a fait entrer aux Nations-unies. Voici comment je suis devenu fonctionnaire international sans l’avoir cherché.

Cette interview se tient à un moment où le Burkina vit une période d’exception. Comment avez-vous vécu les différentes étapes de la gouvernance Roch Kaboré ?

Il est vrai qu’entre 2011 et 2014, avec quelques camarades, nous étions impliqués dans la critique positive des dérives du pouvoir Compaoré et avons œuvré avec d’autres à empêcher la modification de l’article 37 et la création du Sénat. La transition, telle qu’elle s’est installée en 2014-2015 n’était pas, personnellement, à mon goût. Je souhaitais une véritable rupture et qu’on retourne à la Révolution, pour son prolongement.

Mais la Révolution apurée des erreurs commises entre 83 et 87. La transition a donc été piratée, par certains cercles et par l’armée. Elle a fonctionné comme elle l’a été. Puis est arrivé Roch Marc Christian Kaboré qui, nous le savions, n’était pas un foudre de guerre et qu’il n’allait pas retourner à la Révolution, mais savait ce qu’il ne faudrait pas faire.

Je me suis trompé, d’autres également. Nous avons sous-estimé la pesanteur qu’il avait en lui-même, de ne pas agir. Qu’on ne se trompe pas, quand je parle de Roch Kaboré, je ne parle pas d’un camarade ou d’un ami, car je le considère comme un frère. Voici que Roch, après six ans, aura été renversé parce qu’il n’a presque rien fait dans ce qui est essentiel, c’est-à-dire « purifier » l’administration publique en expurgeant les structures politiques, en combattant la corruption et en remettant tout le monde au travail.


Sur dix fonctionnaires, il y a quatre ou cinq, voire six, qui ne font pas cinq heures de travail par jour (alors que la durée normale est de huit heures) et qui utilisent le matériel et l’équipement de l’Etat à des fins personnelles. Il y en a même qui ne vont pas à leur lieu de travail, mais qui prennent leur salaire chaque fin de mois. Roch Kaboré ne l’a pas fait. Pourquoi ?

Parce que personne ne connaît mieux les Burkinabè que Roch. Il les connaît très bien et c’est cela qui fait qu’il n’agissait pas ; parce que chaque fois qu’il a envie d’agir il se dit : « les mêmes qui vous disent de faire-là, ce sont les mêmes après qui vont aller critiquer ». C’est cela qui le bloquait. Durant son premier mandat, je l’ai vu une fois, c’était en février 2016. Je vous fais d’ailleurs lire la note que je lui ai fait lire avant notre entretien. Je l’ai rencontré en août 2021, et je lui ai envoyé un bout de papier avec des points suggérant ce qui peut être fait. Il a fait des commentaires sur chaque point.

Sur la justice, il m’a répondu par une phrase en cinq mots : « ça, on ne peut pas ». J’étais abasourdi et lui ai demandé comment pouvions-nous combattre de manière crédible la corruption si nous ne commencions pas par le personnel de la justice ? Respecter l’indépendance de la justice, oui, mais cela ne veut pas dire qu’il faut absoudre les magistrats. Donc, Roch Kaboré a été renversé parce qu’il n’a pas fait assez, et c’est dommage.

Roch Kaboré a ainsi perdu le pouvoir, sous l’action du MPSR. Quelle analyse faites-vous du contenu du premier message à la nation du chef de l’Etat Paul-Henri Damiba ?

C’est un discours bien écrit, bien rendu. J’aurais peut-être préféré qu’il lise un papier plutôt qu’un téléprompteur, parce que le téléprompteur fait un peu robot et vous êtes plus soucieux de ne pas rater un mot, plutôt que de donner votre pensée. Alors qu’en lisant sur un papier, il peut s’arrêter sur des mots qu’il veut, faire des pauses qu’il souhaite… Deuxièmement, il y a eu des mots qu’on attendait, sauf qu’il n’a pas parlé de corruption.

C’est peut-être mieux qu’il n’en parle pas, mais qu’il agisse. Mais encore une fois, on a entendu beaucoup de discours. Très honnêtement, j’observe la scène politique depuis 1957 et je suis sceptique parce que d’abord, je ne pense pas que ceux qui sont au pouvoir sont des révolutionnaires, même si j’étais content d’entendre le lieutenant-colonel Damiba prononcer « La Patrie ou la mort, la mort ! ». Sont-ils prêts à combattre l’impunité ?

C’est cela notre grand mal. Par ailleurs, nous étions embarqués dans une opération fastidieuse, coûteuse de réconciliation nationale. Je prétends que si nous voulons la réconciliation nationale, nous n’avons qu’à combattre l’impunité, remettre au travail tous ceux qui sont payés par l’Etat. Qu’on retourne et qu’on installe l’Etat partout au Burkina. Ça coûtera ce que ça coûtera, mais il faut qu’on le fasse. Qu’on ait des écoles, dispensaires, l’administration sur l’ensemble du territoire.

Il faut amener tous les Burkinabè à se sentir Burkinabè et à se sentir comptés parmi les Burkinabè. Si nous faisons cela, en quelques années, nous faisons la réconciliation. Qui ne connaît pas les problèmes ? Arrêtez n’importe quel Burkinabè dans la rue et demandez-lui quels problèmes nous avons, il va vous les citer. On n’a pas besoin de grandes rencontres pour cela. Il n’y a pas un Burkinabè qui ne connaît pas les solutions. Mais tant qu’on ne les applique pas, nous entretiendrons nos déchirures. On est conscient du problème, la solution est là, il faut la mettre en application.

Le MPSR, par la sortie de son premier responsable, appelle les Burkinabè à mesurer leurs actions par les portions de territoire qui seront reconquises, le retour des populations déplacées et la pertinence de leurs actions. N’est-ce pas un engagement très fort et concret ?

Est-ce que ce n’est même pas le point le plus important de leur discours ? Parce que là, c’est très clair. En même temps c’est une invite à chaque Burkinabè qui doit répondre. Mais pour y répondre, il faut se sentir citoyen d’abord et il faut agir en citoyen. C’est-à-dire tout ce qui se passe nous regarde. Le lieutenant-colonel Damiba a donc invité chacun à être une sentinelle et un censeur de ce qui se passe.

Ce n’est pas seulement le travail des journalistes, des politiciens…, c’est le travail de tout le monde. Que chacun ait un cahier où il apprécie par semaine combien de kilomètres carrés ont été récupérés sur les terroristes et comment la gouvernance s’est améliorée. Qu’ils le fassent au lieu de courir pour aller chercher des strapontins auprès des militaires. C’est un point très important de son discours.

Quelle doit désormais être la démarche des nouvelles autorités pour que dans quelques années, le Burkina ne retourne plus à la case départ ?

Le premier obstacle, c’est l’extérieur ; il va y avoir des sanctions. Est-ce que nous, Burkinabè, la majorité parmi nous, surtout les faiseurs d’opinions, nous sommes prêts à endurer ces sanctions sans broncher ? Sommes-nous prêts par exemple à nous dire que tous les Burkinabè, partout à travers le Burkina, une fois par semaine, nous n’utiliserons aucun engin consommant le carburant ? Par exemple, le samedi. C’est un exemple parmi tant d’autres. Moi par exemple, depuis la révolution, on ne mange que du riz burkinabè chez moi.

Chaque fois qu’il y a un produit alimentaire burkinabè, je demande s’il peut remplacer un produit importé. Si oui, on n’achète plus ce produit importé. Il faut s’imposer cette discipline. Ne pas seulement aller dans les médias pour parler. Si on arrive à s’imposer cette discipline, les sanctions seront transformées en avantages. En ce moment, nous n’allons pas nous laisser imposer la durée de la transition. Ensuite, il faudrait voir comment les nouvelles autorités vont choisir ceux qui vont les accompagner dans la gouvernance de la transition. Vont-elles choisir leurs copains, des parents de leurs copains ou vont-elles choisir parmi les personnes compétentes ?

Auront-elles le souci d’essayer de couvrir le plus largement possible le champ des ethnies ? Il y a des ethnies qui n’ont jamais été représentées au gouvernement. Ce n’est pas parce que les gens n’expriment pas leurs frustrations qu’ils ne sont pas frustrés. Le seul fait de brûler le feu rouge, de parler mal de l’autorité…, c’est une manière de protester ! On en veut à ces gens, mais on ne sait pas ce qu’ils ressentent au fond d’eux.

C’est la question qu’il faut se poser. On ne naît pas terroriste, on le devient. Il faut chercher à savoir pourquoi. J’ai dit une fois à Free Afrik qu’il ne faut pas mettre les gens dos au mur car ils n’auront le choix qu’entre le bulletin de vote et la kalachnikov. Si vous les mettez le dos au mur, ils choisiront la kalachnikov. Maintenant, est-ce que le nouveau pouvoir va sanctionner quand il le faut ? Avec tout ce que j’ai vu depuis 1987, le système est tellement ancré que ce n’est pas du tout facile.

Finalement, est-ce que le Burkina n’est pas en crise de leaders ?

On est en crise de leaders parce qu’on n’en veut pas. Dès qu’on a un leader, il faut qu’on le sorte de là, en usant de son ethnie ou autre. On ne choisit pas son ethnie, donc il n’y a pas de raison d’en être fier plus que quelqu’un d’autre ! C’est pour les ignorants. C’est cela le réel problème, on ne veut pas de leaders. Dès qu’on a un leader, il faut qu’on l’abatte. On préfère parler de nos leaders au passé. Nous avons ce problème au Burkina.

En plus, nous n’avons pas de nation. Notre nation n’existe que lorsque les Etalons jouent ou lorsqu’un de nos compatriotes est nommé à un poste international. A part ça, chacun a son ethnie, chacun a sa région. Avec ça, on ne peut pas aller loin. Par ailleurs, chaque trimestre qui passe, chaque année qui passe, durant lesquels nous ne tentons pas une union avec un autre pays africain, nous reculons. Et cela, beaucoup ne s’en rendent malheureusement pas compte.

Interview réalisée par Oumar L. Ouédraogo

Lefaso.net

Source: LeFaso.net