Le Burkina Faso va commémorer le 9e anniversaire de l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014. Lors de ces manifestations qui ont chassé Blaise Compaoré du pouvoir, des hommes de l’armée burkinabè ont tiré sur des manifestants. Ce qui a occasionné des morts et des blessés. Qu’en est-il de la prise en charge des blessés, neuf ans après ? Issouf Nacanabo, l’un des responsables de l’Association des blessés de l’insurrection populaire, fait le point de la situation dans cette interview.

Lefaso.net : Cela fait neuf ans qu’il y a eu l’insurrection populaire. Plusieurs personnes ont été blessées lors des manifestations. Aujourd’hui, où en est-on avec leur prise en charge ?

Issouf Nacanabo : Il faut dire que les blessés de l’insurrection populaire sont au nombre de 246. Nous avons franchi l’étape de la prise en charge sanitaire. Parce que nous sommes dans une situation de consolidation. Neuf ans après, ceux qui pouvaient guérir sont guéris et ceux qui vont porter les séquelles à vie, vont les porter à vie. Il n’est pas question aujourd’hui d’un quelconque soin qui puisse amener quelqu’un qui a perdu un œil à le récupérer ; voilà pourquoi nous parlons de consolidation.

Le 1er septembre 2022, sous le président Damiba, lors de la commémoration de la journée internationale d’hommage aux victimes du terrorisme, certains blessés de l’insurrection populaire y étaient. Un blessé disait qu’il avait toujours une balle dans le corps. Qu’en est-il de ces blessés qui vivent toujours avec ces séquelles ?

A l’époque, les blessés qui avaient des balles dans le corps ont été pris en charge par le président de l’Assemblée nationale, feu Salif Diallo. Il avait demandé aux responsables de l’association des blessés de faire la liste de tous ceux qui avaient des balles dans le corps. Et ces personnes ont été évacuées en Tunisie pour des soins. Donc s’il y a des personnes qui ont encore des balles dans le corps, c’est qu’ils font partie de ceux qui n’ont pas voulu y aller. Mais je n’ai pas connaissance qu’il y a des personnes qui vivent encore avec des balles dans le corps.

Quelles sont les mesures qui ont été prises pour accompagner les blessés qui portent des séquelles à vie ?

L’Assemblée législative de transition, sous le pouvoir de Damiba, a adopté une loi portant prise en charge des martyrs, des invalides et des héros de la nation. Donc les blessés de l’insurrection populaire qui répondent aux critères de la loi devraient être pris en compte dans le cadre de l’application de cette loi. Sauf que jusqu’à maintenant, nous n’entendons pas parler de cette loi.

Nous avons entendu parler des indemnisations des blessés et des parents des personnes décédées. Où en êtes-vous avec ce dossier ?

Il faut dire que dans la poursuite du processus de la réconciliation nationale, le gouvernement a mis en place le Secrétariat technique chargé de la réconciliation et du vivre-ensemble. C’est cette structure qui devrait mettre en œuvre certains éléments qui avait été traités par le Haut-conseil pour la réconciliation et l’unité nationale (HCRUN). Parmi ces éléments, il y a l’indemnisation des dossiers qui avaient été traités par le HCRUN. Les blessés de l’insurrection populaire ont été reçus par le secrétariat technique chargé de la réconciliation et du vivre-ensemble et par le comité interministériel chargé de l’indemnisation. C’était pour nous rassurer que les dossiers des victimes de l’insurrection populaire sont les dossiers qui seront traités prioritairement. Malheureusement, les victimes de l’insurrection populaire sont toujours dans l’attente. Parce qu’aucun blessé de l’insurrection n’a été indemnisé.

Vous voulez dire que jusqu’à ce 24 octobre 2023, à six jours de la commémoration de l’an 9 de l’insurrection, aucun blessé n’a encore été dédommagé ?

Personne n’a été indemnisé. Il faut que je vous explique un peu la situation. Après les évènements des 30 et 31 octobre 2014, des Burkinabè ont contribué pour la prise en charge des personnes blessées et pour la prise en charge des personnes décédées. Quelques temps après, le pouvoir géré par Zida à l’époque, a pris l’engagement que l’État allait assurer la prise en charge sanitaire des blessés. Après cela, une liste des personnes blessées de l’insurrection populaire a été établie en tandem avec les services de l’action sociale, avec le ministère de la Santé, avec l’association des blessés de l’insurrection populaire et avec le HCRUN. Ce qui donne le nombre de 246 blessés reconnu officiellement. Le comité interministériel de la réconciliation nationale mis en place devrait travailler à indemniser les dossiers traités par le HCRUN. Ce comité nous a demandé la liste des blessés. Nous la leur avons transmise. Dans le cadre des travaux, ils nous ont demandé d’envoyer un procès-verbal de blessures.

Nous leur avons fait savoir que tous ceux qui ont été présents lors des événements des 30 et 31 octobre savaient qu’il n’y avait ni policier ni gendarme en mesure de faire un constat de blessures pour établir un procès-verbal. Nous leur avons signifié que le seul document qui pouvait servir de procès-verbal, c’est le rapport d’enquête que certaines personnes ont eu à faire avec les blessés de l’insurrection populaire, au siège du Conseil économique et social (CES) à l’époque. Ils nous ont fait savoir qu’ils allaient faire en sorte de récupérer ce rapport pour pouvoir procéder à l’indemnisation. J’ai appris, il y a environ deux semaines, que le comité était entré en possession du rapport. Maintenant, dans le cadre des indemnisations, un certain nombre de documents nous avaient été demandés.

Il s’agit d’un certificat de consolidation, d’une demande adressée au ministre en charge de la réconciliation, une fiche individuelle que chaque blessé devrait remplir et une copie légalisée de la carte nationale d’identité burkinabè. Il fallait que chaque blessé reparte dans le centre de santé où il a été soigné pour faire le bilan actuel de sa santé. Et le bilan est évalué à un taux d’incapacité qui s’exprime en pourcentage. Donc en fonction du pourcentage et de la grille que le HCRUN avait établie, on pouvait ainsi indemniser les blessés. Je crois que la plupart des blessés ont déposé ces documents. Franchement, je crois qu’à l’heure-là, on devrait quand même avoir les nouvelles entrant dans le cadre des indemnisations. Malheureusement, on est dans le statu quo.

Est-ce que ce n’est pas parce que tous les blessés n’ont pas encore déposé leurs dossiers que l’indemnisation traîne ?

L’indemnisation est individuelle. Chaque blessé fournit un dossier personnel. Nous pensons que c’est au comité interministériel de vérifier si les documents que les uns et les autres ont déposés répondent aux documents demandés. Je suis un responsable chargé de mobiliser les personnes pour déposer leurs dossiers. A l’heure actuelle, il y a 102 blessés qui ont déposé leurs dossiers. Il y a des blessés qui sont dans des zones rouges. Ceux qui sont par exemple dans la province du Yagha, à Sebba, ne peuvent pas venir déposer leurs dossiers à cause du blocus. La dernière fois, je les ai appelés, ils disent que le seul centre de santé disponible à Sebba est un CSPS. Or un CSPS n’est pas compétent pour établir un certificat médical. Donc ils ne peuvent pas avoir leurs documents tout de suite. Il y a aussi des blessés guéris qui sont devenus des VDP. Ils sont dans des zones inaccessibles. Il est difficile de leur passer une information à cause du réseau. Donc, dans ce cas, pourquoi attendre que tout le monde dépose son dossier ?

On peut commencer à payer pour ceux qui ont déposé leurs dossiers, en attendant que les autres viennent avec leurs dossiers. Nous voudrions lancer un appel à l’endroit des autorités. Il faut aujourd’hui que toutes les personnes affectées pour un travail spécifique, en plus de leur fonction, soient sous contrat. Le comité interministériel chargé de l’indemnisation des victimes de l’insurrection populaire a été mis en place le 16 mai 2023. Dans le plan d’action de stabilisation et de développement du Mouvement patriotique de la sauvegarde et de la restauration (MPSR2), il est défini qu’en 2023, le gouvernement compte indemniser 10 000 personnes. Et jusqu’au 24 octobre, personne n’a été indemnisé.


Si en six mois personne n’a été indemnisé, comment dans les deux mois qui restent vous allez pouvoir indemniser 10 000 personnes ? Le processus d’indemnisation ne prend pas seulement en compte les victimes de l’insurrection populaire. Il prend en compte les travailleurs de l’administration publique licenciés abusivement et les anciens étudiants de Cuba qu’on appelle « les enfants de Thomas Sankara ». Si on avait donné un délai de six mois au comité interministériel, à l’heure-là, le travail était fait. Je ne peux pas comprendre qu’on mette des gens pour faire un travail et six mois après, rien n’est fait. Or, on leur a donné environ sept mois pour indemniser 10 000 personnes.

Est-ce que vous êtes allés à l’information pour savoir ce qui se passe réellement ?

Le comité interministériel a été mis en place pour appliquer les décisions du HCRUN. Le comité n’est pas venu pour faire un travail. Le HCRUN a géré 37 000 dossiers qui ont été reversés au comité. Si le comité avait été mis en place pour faire l’évaluation de la situation, on aurait peut-être dit que le travail est assez. Mais ils sont là pour exécuter un travail. J’étais artiste musicien et écrivain. Je suis l’auteur du roman « L’homme à la hache ». Comme vous le savez, les artistes utilisent des instruments. Aujourd’hui, je ne suis en mesure d’utiliser aucun instrument. Je suis obligé de me reconvertir à autre chose. Parce que j’ai un bras qui ne peut plus rien faire. Vous imaginez un artiste qui ne peut jouer aucun instrument ? Si tu dois payer des instrumentistes dans le cadre de ta musique, c’est extrêmement cher. Ceux qui sont dans le domaine de la musique le savent.

Concernant l’écriture, quand j’écris, je suis obligé d’aller dans un secrétariat pour faire saisir. Et là, mon travail n’est pas sécurisé. Plusieurs blessés sont dans le même cas que moi. Il faut côtoyer les blessés pour savoir ce qu’ils vivent. Nous avons expliqué cela aux membres du comité. Quand il était question de l’établissement des certificats médicaux de consolidation, nous avons posé la question au comité, à savoir est-ce que les dépenses pourraient être prises en charge. Ils nous ont dit que ce n’est pas possible. Ils nous ont dit qu’ils ont besoin de ces documents pour nous indemniser. A l’hôpital Yalgado, le certificat médical de consolidation coûte 20 000 francs CFA. Pour ceux qui n’avaient plus de certificat médical initial, ils devraient faire un nouveau certificat médical à 20 000. Pour ces personnes, les dépenses font 40 000. Au-delà de cela, il y a des personnes à qui, il a été demandé des examens complémentaires.

Les dépenses ont atteint 60 000 F CFA pour certains. Vu la situation de précarité dans laquelle se trouvent certains blessés, beaucoup ont eu à emprunter de l’argent pour faire les examens, dans l’attente qu’on les indemnise pour qu’ils puissent rembourser leurs prêts. Aujourd’hui, ceux à qui ils doivent de l’argent les poursuivent. Parce que cela devient un abus de confiance. Car beaucoup croyaient que l’indemnisation allait se faire quelques jours après les dépôts de dossiers. Lors de l’installation du comité, nous avons demandé s’il y a de l’argent disponible pour les indemnisations. Ils ont dit qu’il y avait de l’argent disponible. Des enfants ne pourront pas aller à l’école parce leurs pères n’ont pas reçu leurs indemnités. Il y a un autre élément. Au cours des neuf ans, il y a des blessés qui sont décédés. Nous avons posé la question au comité. Comment gère-t-on le cas de ces personnes ?

Ils nous ont dit qu’il faut les certificats de consolidation de ces personnes. Comment peut-on trouver un certificat de consolidation pour quelqu’un qui est décédé ? Nous leur avons dit que nous sommes dans un processus de réconciliation. Les blessés de l’insurrection populaire demandent à ce que justice leur soit rendue. Le comité interministériel était quand même en mesure de prendre une décision. Est-ce qu’on met ces personnes dans la même grille que les personnes décédées lors de l’insurrection ? Est-ce que le comité prend ses responsabilités pour dire que comme ces personnes sont décédées et comme leur niveau d’invalidité ne peut être évalué, on leur donne le juste milieu ?

C’est-à-dire 50% de ce qu’un blessé doit percevoir ? On leur a fait ces propositions mais ils ont refusé. Ils disent qu’il faut un certificat de consolidation. Or aucun docteur ne peut établir l’incapacité d’une personne décédée. Nous avons tenu à expliquer aux membres du comité qu’ils sont un comité social et non un comité technique. Quand on est dans le cadre social, on doit travailler à ce que le Burkinabè, où qu’il soit, comprenne ce que vous faites. Si c’était un dossier technique, cela devrait passer par la justice. C’est à la justice que les gens amènent tous les documents qui sont en lien avec leur blessure. Ce n’est pas dans le cadre d’une entente entre le gouvernement et les blessés qu’on va vouloir appliquer des textes techniques.

Qu’est-ce qui a été finalement décidé pour les personnes décédées ?

La responsable du secrétariat technique chargé de la réconciliation et du vivre-ensemble me dit de dire aux familles des personnes décédées de trouver des ordonnances ou quelque chose que ces personnes ont eu comme documents pendant leurs soins. Je lui ai dit que ces personnes ont des certificats médicaux initiaux. Pourquoi ne pas prendre les certificats médicaux initiaux ? Mais pour le moment, ils sont sur leur position.

Les personnes décédées ont leurs noms sur la liste traitée par le HCRUN ?

Exactement, ils ont leurs noms sur la liste. Le HCRUN a traité leurs dossiers et cela a été transmis au comité interministériel. Un est décédé il y a environ deux mois. Un autre est décédé, il y a un bout de temps. Il y a une dame qui est décédée d’un cancer de sein et un étudiant dont on a appris qu’il s’est suicidé. Nous savons que son suicide est dû au fait qu’il n’arrivait plus à suivre les cours. Il y a un étudiant qui a reçu un gaz lacrymogène sur la tête ; aujourd’hui il souffre d’épilepsie. Tous les jours que Dieu fait, il est obligé d’avaler un comprimé, sinon il va tomber. Pour ces personnes, vous demandez un procès-verbal pour les indemniser. Pour terminer, nous demandons à ceux qui ont la charge de notre dossier de ne pas nous imposer la misère.

Propos recueillis par Rama Diallo

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Source: LeFaso.net